Balade à Belleville : un quartier parisien gentrifié où les artistes tentent encore de résister
À Paris, à l'occasion de l'exposition "Indociles" qui se tient à la Galerie des Ateliers d'artistes de Belleville, quatre artistes parcourent les rues de leur quartier pour partager leur quotidien.
Ce n’est pas tous les jours que Léa Robin remonte la rue de Belleville, cette colline de l’Est parisien, jonchée de cités HLM, de restaurants asiatiques et de bars branchés. Artiste, c’est ici qu’elle fait ses premiers pas, avant d’être contrainte de déménager à la périphérie de la capitale. Belleville, refuge des plus précaires, des chassés d’Haussmann, des communards, terre d’accueil des populations grecques, arméniennes, juives séfarades, arabes et chinoises, Belleville donc, ce village dans la ville ne semble parfois plus être un havre de paix pour certains artistes.
"Faire le grand saut"
"J’ai toujours eu le sentiment que ça ne pourrait pas durer. En même temps, je ne suis pas née ici, je n’ai pas eu d’héritage familial", relativise Léa Robin. Depuis les années 80, les artistes, à l’esprit bohème, investissent de petites maisons, squattent des immeubles, d’anciennes usines, rue des Cascades ou rue Ramponeau.
"Pour des jeunes comme moi, qui ont un métier passionnant mais qui ne paie pas beaucoup, inévitablement, on atterrissait dans des quartiers comme celui-ci, il y a encore quelques années." Cette période semble aujourd’hui révolue. Attirés par les loyers à bas coût, l’atmosphère populaire et conviviale, les artistes ont participé à rendre ce quartier plus acceptable aux yeux des plus fortunés, qui les ont à leur tour chassés. Aujourd’hui, difficile pour Léa de trouver une place dans un atelier ou un logement social et elle assure : "En cherchant un nouvel appartement (dans le parc privé), j'ai vu que le quartier était devenu inabordable."
Bientôt peut-être, fera-t-elle "le grand saut" comme certains de ses amis artistes partis vivre à la campagne. Elle confie que "de toute façon, à Paris, les prix sont invivables. Au bout d’un moment, je ne vais plus pouvoir lutter". Le changement n’effraie pourtant pas cette Auvergnate d’origine. Travaillant, un temps, dans la conservation du patrimoine, elle décide de tout quitter pour se consacrer au dessin à la suite d'un grave accident. Ses peintures, gravures et céramiques sont aujourd’hui autant d’hymnes à la vie et au mouvement. Les corps se transforment, se marient aux autres éléments : plantes, fleurs, animaux. Le tout est harmonieux, coloré, onirique.
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Depuis le 17 novembre, avec trois autres artistes (Doctrovee Basimba, Laetitia Lesaffre, Aurelia Peñafiel), la jeune femme expose son travail à la galerie des Ateliers d’artistes de Belleville (AAB). Une association née, il y a trente ans, pour sauver les petites habitations des promoteurs immobiliers qui voulaient en grande partie les détruire. "Aujourd’hui, l'asso un peu moins politique qu’à l’époque mais elle essaie toujours d’avoir une position engagée", explique-t-elle.
Des rues parfois muettes
À quatre-vingts ans, Raul Velasco porte en lui la mémoire de ces luttes passées. Mexicain d’origine, cet artiste s’installe en 1989 dans un petit atelier-galerie rue des Cascades, une ancienne boutique à moitié abandonnée qu’il rénove pour en faire un lieu des plus chaleureux. "Quand je suis arrivé, la Ville de Paris [dirigée par Jacques Chirac] avait décidé de démolir une grande partie du vieux bâti pour faire des grands plateaux comme à Montparnasse." Installé par hasard dans ce quartier, il commence à adhérer aux AAB sans savoir dans quoi il s'embarquait. "J’étais très surpris, dans les réunions de concertations tout le monde s’insultait : les promoteurs, les artistes, le maire du XXe [Didier Bariani]."
Un des points de discorde était le sort réservé à La Forge, une ancienne usine, rue Ramponeau. "Sans même attendre l’annonce de la démolition, des ouvriers de la Ville voulaient tout casser avec des masses", raconte-t-il encore ému. En 1993, il occupe les lieux avec ses amis, transforme l’usine en ateliers et tente d’éviter la démolition du bâtiment. Un accord est finalement trouvé. Le terrain vague devant l’usine accueillera des HLM et une galerie à l’entrée, quant aux ateliers de l’usine, ils seront pérennisés. "La galerie n’a finalement jamais vu le jour. Et aujourd’hui, les ateliers de La Forge [actuelle Villa Belleville] sont dirigés par la Mairie. Pour pouvoir entrer, il faut montrer patte blanche", confie-t-il non sans regrets.
Aujourd'hui, les rues de ce Belleville contestataire semblent parfois muettes. L’épicerie-buvette de Fanfan a laissé place à une école maternelle, les photographes du bar Floréal à un café branché. Subsistent encore quelques fresques des street-artistes Nemo et Mesnager pour rappeler aux badauds que Belleville a bien changé. Mais certaines luttes perdurent encore et arrivent même jusqu’aux portes de l’atelier de Raul Velasco. Son nouveau propriétaire souhaite tripler le loyer, ce qui l’obligerait à partir. Il s'y refuse. "Je suis là depuis 30 ans. On s’est battu pour ne pas qu’ils détruisent tout et finalement on se fait chasser par l’évolution urbaine. Je ne suis pas contre cette évolution mais ça ne doit pas se faire sur le dos des gens modestes", proteste-t-il du haut de ses quatre-vingts ans. Entre expulsions et départs volontaires, transformation urbaine et gentrification, Raul se vit comme "un des derniers dinosaures" de la rue des Cascades.
"Se salir les mains"
Tous les artistes n’ont cependant pas déserté le quartier. Avec plus de deux cent cinquante ateliers individuels ou partagés, subsiste encore aujourd’hui un véritable bouillonnement créatif. À l’image de l’atelier de Laetitia Lesaffre, dans une petite cour pavée, avec des fleurs, des arbres et une petite table de jardin à l’entrée. L'artiste trouve son "refuge" dans les années 2000, à une époque où acheter à Belleville était encore envisageable. "C’était au départ impropre à l’habitation. Mais aujourd’hui, comme beaucoup d’ateliers, il serait transformé en lieu de vie", s’amuse-t-elle à penser.
Dans son atelier, elle photographie des danseurs, des connaissances, des passants, qui plongés dans le noir, posent leur reflet sur de grands panneaux en laque. L’approche est brute mais non moins sensible. De ces visages capturés dans la laque se dégage une grande poésie. Munie d’un masque, elle transforme aussi son atelier en lieu d’expérimentation, travaillant parfois la laque traditionnelle ou l’art du kintsugi (technique japonaise visant à réparer les céramiques brisées avec de l’or).
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"Ici les artistes n’ont pas peur de se salir les mains", résume Aurelia Peñafiel. Depuis ses 18 ans, cette plasticienne franco-chilienne parcourt les rues de ce Belleville populaire. "Il y a une forme de bohème, au sens où on est pas dans les galeries chic de l’Odéon. Et puis, il y a beaucoup de street art, c’est gratuit, ouvert à tout le monde", souligne-t-elle en pointant du doigts certaines œuvres de rue.
Devant la galerie Frichez-nous la paix, rue Dénoyez, elle raconte volontiers l’histoire de Pédro, "un grand mec barbu qui l'occupait", décédé depuis. Le Belleville des artistes est à l’image des dessins d'Aurélia, fourmillant de petits personnages surprenants, attachants, confus, parfois inconnus, mais finalement le tout est d'une grande musicalité.
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Co-créatrice du média Tildé et de l’exposition aux AAB, elle a à cœur de mettre en avant les femmes artistes de Belleville et d’ailleurs. Du 17 au 27 novembre, Indociles, l'événement qui regroupe le travail de Léa Robin, Laetitia Lesaffre et Doctrovee Basimba, a lieu aux AAB avant de partir à la galerie Le Cerisier, au 42 quai des Célestins dans le Marais, pour Indociles partie 2, du 27 janvier au 2 février 2023, et une tournée mondiale au Brésil, au Nigeria et en Allemagne.
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