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De l'homme de Cro-Magnon à Picasso : la préhistoire et l'art moderne au Centre Pompidou

Préhistoire et art moderne, un dialogue inédit dans une grande exposition

Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Une fresque d'argile sur vitre de Miquel Barceló, à l'exposition "Préhistoire, une énigme moderne" au Centre Pompidou (PHILIPPE MIGEAT, 2019)

La préhistoire au Musée national d'art moderne ? L'idée peut paraître incongrue. Le Centre Pompidou présente jusqu'au 16 septembre 2019 une grande exposition qui croise le fil de la constitution de l'idée de préhistoire avec celui du développement de l'art moderne, alors que les deux ont débuté à la même époque, au milieu du XIXe siècle.

D'ailleurs, "il ne s'agit pas d'une exposition sur la préhistoire", avertit Rémi Labrusse, professeur d'histoire de l'art à l'université Paris Nanterre et co-commissaire de l'exposition : "C'est une exposition sur les questions que pose la préhistoire et sur la manière dont les artistes ont magnifié, approfondi, complexifié ces questions."

Partant du constat du parallélisme entre la formation de la préhistoire et celle de l'art moderne, "on s'est interrogés sur la manière dont les artistes modernes ont regardé l'émergence de cette révolution. On s'est demandé comment le choc esthétique, philosophique de la découverte de la préhistoire avait pu influencer l'écriture de leur art", explique Cécile Debray, directrice du musée de l'Orangerie et autre co-commissaire.

Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire vue des carrières de Bibémus,1898-1900, Baltimore Museum of Art : The Cone Collection, formed by Dr. Claribel and miss Etta Cone of Baltimore, Maryland (© The Baltimore Museum of Art/Photography By : Mitro Hood)
Des artistes fascinés par la préhistoire

L'exposition rassemble 500 objets et œuvres d'art, des fossiles d'espèces disparues ou des outils préhistoriques face à des peintures de la montagne Sainte-Victoire par Cézanne ou une fresque d'argile sur verre de l'artiste catalan contemporain Miquel Barceló. Elle entremêle magistralement les deux fils, les faisant dialoguer chronologiquement.

Les dizaines d'artistes présents dans l'exposition n'ont pas été choisis simplement parce que leurs œuvres évoqueraient la préhistoire. Il s'agit d'artistes qui ont un lien fort avec sa découverte, qui ont été fascinés par la plongée dans un monde mystérieux et inexplicable, aux origines de l'humanité.

Pour ouvrir le parcours, dans une salle plongée dans le noir complet, le crâne de l'homme de Cro-Magnon qui date de 28 000 ans fait face à un tableau, Die Zeit (le temps), de Paul Klee. Tout petit, il semble évoquer la fragilité de l'être humain.

Au XIXe siècle, un carnet de Paul Cézanne (1839-1906) témoigne de ses promenades avec son ami Antoine-Fortuné Marion (1846-1900), archéologue et géologue qui l'initie à la stratigraphie, discipline de lecture des couches de la Terre. En écho, trois toiles de paysages dont une Montagne Sainte-Victoire disent sa conscience de l'âge du sol et des mouvements qui l'ont façonné.

Alberto Savinio, Souvenir d’un monde disparu, 1928, Collection particulière, Italie (© Adagp, Paris 2019)
La disparition des espèces et la fragilité de l'homme

Il y a dans un premier temps la préhistoire minérale, la découverte de fossiles d'espèces disparues. Des coquillages géants et une raie trouvés en France, datant tous d'une quarantaine de millions d'années, sont confrontés avec une sculpture de céramique des années 1930 de Lucio Fontana évoquant des Coquillages et papillons.

La prise de conscience de l'existence d'espèces qui ont existé avant l'homme et qui ont disparu résonne avec la conscience de la fragilité de l'homme, en particulier pendant la période troublée de l'entre-deux-guerres. Max Ernst peint, lui, une forêt pétrifiée toute noire où seul volète un frêle oiseau, semblant annoncer la fin de l'humanité.

"L'idée que l'homme lui-même appartient à des espèces antédiluviennes, qu'il y a une très grande ancienneté de l'homme qui échappe à l'Histoire et que cet homme a été lui-même l'auteur de civilisations disparues et l'auteur d'œuvres d'art" va émerger petit à petit, souligne Rémi Labrusse.

A gauche, figure féminine dite Vénus de Lespugue (grotte des Rideaux, Lespugue, Haute-Garonne, vers 23 000 ans, Musée de l'homme, Paris - A droite, Louise Bourgeois, Harmless Woman, 1969, Collection The Easton Foundation (A gauche ©  MNHN - Jean-Christophe Domenech - A droite © The Eaton Foundation / ADAGP, Paris 2019 Photo : Christopher Burke)

Des artistes qui font la préhistoire

Une vitrine regroupant quelques-unes des premières "œuvres d'art", datant de l'époque paléolithique (environ -15 000 ans) est particulièrement fascinante. Toutes petites, sculptées dans de l'ivoire de mammouth ou dans du bois de renne, elles figurent un animal, une femme…


Si la préhistoire se constitue en discipline scientifique, elle est en même temps "quelque chose d'inconnaissable", remarque Rémi Labrusse. "Sa constitution se fait donc autant par les artistes que par les savants." Les premiers "sont eux-mêmes les auteurs de cette idée de préhistoire dans laquelle circulent des sensibilités échappant à la science. On ne raconte pas la préhistoire, elle n'est pas une histoire, précisément". Et par conséquent, pour l'art moderne qui s'invente en tentant de s'autonomiser, elle est une formidable source d'inspiration.

Extraordinaire, la Vénus de Lespugue, trouvée en Haute-Garonne et datant de 23 000 ans, trône, minuscule, dans une vitrine pour elle toute seule. Fragile et imposante en même temps, avec son large bassin et sa toute petite tête, évoquant la fécondité, elle est pour les commissaires, un des plus grands chefs-d'œuvre de l'histoire de l'art et de l'histoire de l'humanité. "L'œuvre d'un grand artiste", selon Rémi Labrusse. D'ailleurs Picasso et Giacometti en avaient chez eux des moulages.

Yves Klein, Anthropométrie-ANT 84, 1960, Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice . Achat en 1988, avec l’aide du FRAM (© Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris 2019 Photo : Muriel Anssens / Ville de Nice)

Le graffiti et l'art pariétal

Au cœur de l'exposition sont mêlées des œuvres préhistoriques et des œuvres d'artistes modernes, des sculptures de Brassaï ou de Henry Moore, de Joan Miró ou de Louis Bourgeois. Elles sont parfois si proches qu'on s'y méprendrait. Picasso utilise un brûleur de gaz pour créer une figure féminine. "Dans trois ou quatre mille ans, on dira peut-être qu'à notre époque on adorait Vénus sous cette forme", s'amusait l'artiste.

Les photographies de Brassaï qui a passé des années à immortaliser les graffitis anonymes sur les murs de Paris renvoient au geste de l'homme préhistorique qui dessine dans la grotte. Des relevés d'art pariétal fascinent, eux aussi, par leur variété, tantôt foisonnants tantôt dépouillés.

Bizarrement, la caverne et l'art pariétal gagnent assez tard l'intérêt des artistes. Car, nous explique Maria Stavrinaki, maître de conférence en histoire de l'art à l'université Panthéon Sorbonne, également commissaire de l'exposition, il était inimaginable que "des sociétés tellement primitives puissent avoir un tel art collectif, institutionnalisé, ritualisé". Il n'a été reconnu comme authentique qu'au début du XXe siècle.

 

La préhistoire en questions

Plus près de nous, dans les années 1960 l'époque néolithique avec ses mégalithes (assemblages de grandes pierres) a inspiré les acteurs du land art. La préhistoire a aussi nourri la pop culture, du cinéma à la littérature, du premier dessin animé en 1914, où Winsor McCay raconte l'histoire d'un dinosaure (Gertie, the Trained Dinosaur) à King Kong.


Et de nouveau, les frères britanniques Jake et Kinos Chapman nous renvoient à la fragilité de l'homme, aujourd'hui menacé par le changement climatique, quand ils imaginent Hell Sixty-Five Million Years (2004-2005) : une meute de dinosaures ridicules et monstrueux à la fois, réalisés en papier toilette, papier journal et carton, représentés au moment de leur extermination par une météorite.

On finira sur l'image plus poétique et sereine d'une installation de Giuseppe Penone, Struttura del tempo (1992) : des monticules sont posés sur des branches posées au sol. Ils sont réalisés en colombins de terre cuite, selon la première technique de céramique inventée au néolithique. Elle clôt l'exposition en face d'une idole des Cyclades datée de la fin de la préhistoire. Son ventre est celui d'une femme enceinte, selon les archéologues, et son visage sans expression "reste totalement énigmatique", remarque Rémi Labrusse. Comme pour nous dire que quand on aborde la préhistoire, "on commence par des questions et on finit par des questions".

Préhistoire, une énigme moderne
Centre Pompidou, Paris 4e
Tous les jours sur le mardi et le 1er mai 11h-21h, le jeudi jusqu'à 23h
Tarif : 14€ / 11 €
Du 8 mai au 16 septembre

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