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Shunk-Kender, deux photographes témoins de l'art en train de se faire, au Centre Pompidou

Cinq ans après la donation dont il a bénéficié, le Centre Pompidou présente une sélection de tirages du fonds Shunk-Kender, du nom de deux photographes qui ont immortalisé tout ce qui se passait de nouveau dans l'art autour des années 1960, d'Yves Klein à Christo, d'Andy Warhol à Niki de Saint-Phalle. Un évènement à ne pas rater (jusqu'au 5 août).

Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
L'exposition des photographes Shunk et Kender qui ont photographié les artistes dans les années 1960, au Centre Pompidou à Paris (26 mars 2019) (GINIES/SIPA)

Shunk-Kender, ces noms ne vous disent sans doute rien. Pourtant, la photo du "Saut dans le vide" (1960) d'Yves Klein qui se jette d'une maison de Fontenay-aux-Roses, c'est eux. Les images des happenings de Yayoi Kusama avec des corps nus couverts de gros pois peints dans les rues de New York, c'est encore eux.

Le Centre Pompidou présente la première exposition importante de ce duo de photographes qui a suivi tout ce que l'art proposait de nouveau de la fin des années 1950 au début des années 1970. Ils sortent de l'oubli cinquante ans plus tard, grâce à une donation faite en 2014 par la Fondation Roy Lichtenstein.

L'Allemand Harry Shunk débarque à Paris en 1956. Il s'y forme à la photographie en travaillant comme assistant de Madame d'Ora, une grande portraitiste de studio. Par son intermédiaire, il fait la connaissance de nombreux artistes parmi lesquels le photographe János Kender, qui arrive de Hongrie en 1957. C'est une rencontre sentimentale et professionnelle qui va durer une quinzaine d'années au cours desquelles ils vont documenter l'art en train de se faire à Paris et à New York principalement.

Photographies Shunk-Kender, Jacques Villeglé travaillant, Montparnasse, Paris, 1961, Don de la Fondation Roy Lichtenstein en mémoire de Harry Shunk et de Janos Kender (2014) (© J.Paul Getty Trust. Tous droits réservés. © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Photothèque RMN-Grand Palais)

L'art en train de se faire

Leur témoignage est particulièrement précieux parce que justement, dans les années 1960, les artistes ne s'intéressent plus à l'objet. L'œuvre d'art c'est le processus, l'art en train de se faire, la performance. Elle est éphémère et on en a souvent perdu la trace. Harry Shunk (1924-2006) et János Kender (1937-2009), eux, sont souvent là au moment où les choses se passent.

Leur témoignage a une dimension documentaire et aussi esthétique. "Ils ne sont pas les seuls à cette époque à documenter les œuvres des artistes mais ils apparaissent très certainement eux-mêmes comme de véritables artistes. On voit qu'il y a vraiment un œil. Ils ont une maîtrise technique de leur outil impressionnant, dans la justesse des cadrages, dans l'intelligence de la sérialité, dans la maîtrise des contrastes et celle de la photographie en espace très sombre", note Julie Jones, attachée de conservation au Cabinet de la photographie du Centre Pompidou et co-commissaire de l'exposition.

Rapidement, à Paris, Shunk et Kender (ils signent ensemble Shunk-Kender) sont de toutes les soirées dans les galeries, chez les artistes. Ils suivent dans la rue Raymond Hains, Jacques Villeglé, Mimmo Rotella qui arrachent et lacèrent des affiches sur les murs de la ville, le jour, la nuit.

Photographie : Shunk-Kender, "Arman se faisant coiffer par Harry Shunk chez lui", Nice, vers 1964, Don de la Fondation Roy Lichtenstein en mémoire de Harry Shunk et de Janos Kender (2014) (© J.Paul Getty Trust. Tous droits réservés. © Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Photothèque RMN-Grand Palais)

Dans l'intimité des artistes

Shunk et Kender témoignent du travail des artistes dans leurs ateliers et de leur vie de tous les jours : un aspect important que l'exposition souligne, c'est le degré d'intimité et de complicité que le duo de photographes a réussi à établir avec ses sujets. Ils saisissent Robert Rauschenberg sur sa table travail et dans sa cuisine avec chien, chats, tortue et autre lapin. Bram Bogart est photographié avec ses enfants, Arman en train de se raser dans son bain et même en train de se faire couper les cheveux par Harry Shunk. Shunk et Kender deviennent des proches d'Andy Warhol, qu'ils ont rencontré à la galerie Sonnabend en 1965 à l'occasion de l'exposition de ses "Flower Paintings". Ils s'invitent à l'hôtel Bison où il est installé avec ses amis de la Factory et le montrent en train de se laver les dents ou au lit.

Le fonds des photos de Shunk-Kender est un témoignage inestimable sur l'art de leur époque : il "ouvre des perspectives immenses de compréhension de ce qu'a été l'émergence de plusieurs avant-gardes. Tous ces artistes (qu'ils ont photographié) sont dans la jeunesse de leur carrière et c'est merveilleux de les voir saisis dans l'émergence d'un art maintenant passé dans un registre académique", remarque Didier Schulmann, directeur de la bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou.

On est aux débuts du happening, de la performance, et les images de Shunk-Kender sont souvent l'unique témoignage de nombreuses actions ou d'œuvres éphémères, d'où leur valeur historique.

Photographie : Shunk-Kender, "Séance de tir de Niki de Saint Phalle, Jeanine de Goldschmidt-Rothschild, Pierre Restany, Daniel Spoerri et Janos Kender, Impasse Ronsin",Paris, 1961, Don de la Fondation Roy Lichtenstein en mémoirede Harry Shunk et de Janos Kender (2014) (© J.Paul Getty Trust. Tous droits réservés. © Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Photothèque RMN-Grand Palais)

Des "Anthropométries" de Klein aux "Tirs" de Niki de Saint-Phalle

On verra des photographies des premières "Anthropométries" d'Yves Klein (il demandait à des femmes nues de s'enduire de peinture, puis d'imprimer la forme de leur corps sur du papier). Shunk-Kender a aussi réalisé la photo du célèbre "Saut dans le vide" d'Yves Klein, réalisé grâce à un photomontage dont on verra les différents éléments. Et ces photos "participent à la construction de la figure de l'artiste. Celle d'Yves Klein naît et se développe dans ces images", souligne Julie Jones.

A la même époque, le duo a aussi assisté aux fameux "Tirs" de Niki de Saint-Phalle (1961) qui invite le public et les critiques à tirer à la carabine sur des panneaux remplis de peinture. "Feu à volonté", écrit-elle, invitant les critiques d'art à "s'en donner à cœur joie", ce qu'ils feront allègrement.

Un peu plus tard à New York, en pleine guerre du Vietnam, l'artiste japonaise Yayoi Kusama investit la rue avec des jeunes nus, couverts de ses fameux "dots" (pois peints), portant parfois des messages de paix sur des banderoles. Une fois de plus, Shunk et Kender sont là et documentent l'événement.

Leur seule exposition (au MoMA) a été celle du projet "Pier 18", du nom d'un quai désaffecté de Manhattan où 27 artistes sont invités en 1971 à mettre en scène un concept qu'ils photographieront.

Photographie Shunk-Kender, "Vernissage de l'exposition Andy Warhol à la Galerie Ileana Sonnabend", Paris, 1965, Don de la Fondation Roy Lichtenstein en mémoire d'Harry Shunk et de Janos Kender (2014) (© J.Paul Getty Trust. Tous droits réservés. © Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Photothèque RMN-Grand Palais)

De nombreux documents perdus

Shunk et Kender travaillaient sur commande des artistes ou des galeries. A Paris, ils vivaient dans une chambre de bonne où ils travaillaient aussi, tirant eux-mêmes leurs photos. Ils sont partis à New York les mains dans les poches, avec leurs seuls appareils photo.

Alors qu'ils ont photographié plusieurs centaines artistes, souvent dans une certaine proximité, bizarrement, cinquante ans plus tard, tout le monde semble les avoir oubliés. Il existe très peu de bibliographie sur eux, indique Julie Jones. Très souvent, leurs photos n'ont pas été créditées et ils ne s'en sont pas préoccupés.

On sait peu de choses sur eux. Après leur séparation, Harry Shunk a continué à photographier un temps, János Kender a disparu. Le premier est mort très seul à New York en 2006. La police a trouvé l'atelier où il vivait rempli de photos, d'œuvres d'art, de papiers, de journaux. Comme il n'avait pas d'héritiers, tout ce qui n'était pas de l'art a été jeté, raconte Jack Cowart, le président de la Fondation Roy Lichtenstein. Beaucoup de documents ont ainsi été perdus. Quand une vente aux enchères est organisée en 2008, la fondation se porte acquéreur de l'ensemble des 200.000 photographies qui subsistent.

Photographie Shunk-Kender, "Christo et Jeanne-Claude, La Côté empaquetée, 90 000 mètres carrés, taken during the project's installation. Little Bay", Sydney, 1968-1969. Don de la Fondation Roy Lichtenstein en mémoire d'Harry Shunk et de Janos Kender (2014) (© J.Paul Getty Trust. Tous droits réservés. © Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Photothèque RMN-Grand Palais)

La partie émergée de l'iceberg

"Ce n'est pas notre vocation. Mais nous avons sauvé le fonds Shunk-Kender pour qu'il ne soit pas dispersé", poursuit Jack Cowart. "Nous voulions que (les deux photographes) rejoignent l'histoire de l'art. Nous n'avions aucune idée de ce que nous avions acheté. Nous avons passé cinq ans à explorer le fonds et nous nous sommes rendu compte qu'il s'agissait d'une archive extraordinaire. Puis nous l'avons distribué à cinq musées."

Le Centre Pompidou a reçu une épreuve de chaque image majeure. Le Getty Research Institute a les négatifs, le matériel technique et les planches-contact, et le Paul Getty Trust gère le copyright. La Tate Gallery de Londres et le MoMA de New York ont réalisé un choix d'images tandis que la National Gallery de Washington possède maintenant plusieurs milliers d'images sur l'activité de Christo et Jeanne-Claude depuis leurs débuts (on voit dans l'exposition des photographies sur l'emballage d'une côte en Australie).

Le Centre Pompidou a donc reçu 10.000 tirages de Shunk-Kender. L'exposition de quelques dizaines d'images à la galerie de photographies est un début. "Ce que vous voyez là n'est que la partie émergée de l'iceberg", dit Jack Cowart. Il y a des milliers de planches contact à explorer.

Photographie Shunk-Kender, Yves Klein, vers 1961-1962. Don de la Fondation Roy Lichtenstein en mémoire de Harry Shunk et de Janos Kender (2014) (© J.Paul Getty Trust. Tous droits réservés. © Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, Photothèque RMN-Grand Palais)

Le premier catalogue Shunk-Kender

Une exposition à ne pas rater, pour l'ambiance créative, l'effervescence dont elle rend compte, et la qualité des images.

Il faut dire un mot aussi du catalogue, le premier sur Shunk-Kender. Il propose davantage de photographies que l'exposition, forcément limitée par l'espace réduit de la galerie de photographies. Comme de rares images de Lucio Fontana en train de réaliser une de ses fameuses lacérations de toiles. Est-ce une mise en scène ? On sait que l'artiste n'aimait pas qu'on le photographie pendant son travail. On trouve aussi dans l'ouvrage la totalité des artistes qui ont participé au projet "Pier 18".

Fruit d'une collaboration entre les éditions Xavier Barral et le Centre Pompidou, c'est un document magnifique et indispensable.

Shunk-Kender, L'Art sous l'objectif, 1957-1983, au Centre Pompidou, Paris 4e (galerie des photographies, forum -1)

Tous les jours sauf les mardis et le 1er mai, 11h-21h, le jeudi jusqu'à 23h

Accès libre

Du 27 mars au 5 août 2019

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