Cet article date de plus de sept ans.

Mobilier Jean Prouvé : un galeriste soupçonné de faux dit qu'on veut l'éliminer

Un scandale empoisonne depuis neuf ans le milieu feutré du marché de l'art : trois galeristes parisiens accusent un confrère d'avoir vendu de faux meubles du créateur Jean Prouvé, le marchand dément et dénonce un "complot" pour l'"éliminer".
Article rédigé par franceinfo - franceinfo Culture (avec AFP)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Le galeriste Eric Touchaleaume à New York en mai 2007
 (Don Emmert / AFP)

A l'origine du litige, une vente en avril 2008 chez Artcurial, où Patrick Séguin, Philippe Jousse et François Laffanour achètent pour 213.000 euros deux fauteuils et une table à Eric Touchaleaume, un marchand d'art autodidacte, surnommé "l'Indiana Jones" du meuble design par la presse anglophone.
 
Les relations entre les quatre hommes, qui détiennent un quasi-monopole sur le marché Prouvé, se sont dégradées au fur et à mesure que la cote de l'architecte nancéien, mort en 1984, s'est envolée. Plusieurs pièces ont récemment été adjugées plus d'un million d'euros.
 
Séguin, Jousse et Laffanour "avaient des doutes sur l'authenticité de certains meubles écoulés par Eric Touchaleaume. Pour étayer leurs soupçons, ils ont décidé de se porter acquéreurs lors de la vente de 2008", explique leur avocat, Christian Beer.
 
Étrange méthode, rétorque l'avocat d'Eric Touchaleaume, Antoine Vey : "S'ils avaient de telles suspicions, pourquoi ne pas avoir tenté de stopper la vente et saisi directement un service d'enquête ?"

Des meubles de Jean Prouvé exposés à l'hôtel de ville de Boulogne-Billancourt en 2007
 (Alexandre Tabaste / MaxPPP)


Une enquête préliminaire ouverte en 2009

Un expert, désigné par le trio, conclut à des faux. Ces derniers déposent plainte en avril 2009 et le parquet de Paris ouvre cinq mois plus tard une enquête préliminaire, récemment révélée par l'hebdomadaire Challenges.
 
Une première expertise judiciaire en 2011 estime aussi qu'il ne s'agit pas de "meubles authentiques, mais de reproductions", d'après une source proche du dossier. L'affaire est confiée à un juge d'instruction et le puissant marchand d'art américain Larry Gagosian, qui a acheté lors de la vente une table "Trapèze" pour 230.000 euros, se porte partie civile.
 
Une découverte nourrit les soupçons. Des documents du catalogue de vente d'Artcurial, censés étayer la provenance des meubles, sont des faux : une photo de décembre 1958 des ateliers du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) d'Alger, montrant une structure identique à la table "Trapèze", et une lettre de Jean Prouvé d'avril 1958.
 
La signature de la missive et la photographie ont été "réalisées à l'aide d'une imprimante à jet d'encre couleur, une technologie qui n'existait pas en 1958", relève l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale.

Ses concurrents veulent éliminer Touchaleaume, selon son avocat

Deux des chineurs du marchand, Abelhakim Bouadi et Redouane Faraji, qui lui ont initialement vendu les meubles, sont mis en examen. Devant les enquêteurs, le premier reconnaît avoir remis à Touchaleaume des documents "envoyés par l'Algérie", mais argue de sa bonne foi.
 
Eric Touchaleaume assure, s'agissant de la lettre et de la photo, avoir été piégé et porte plainte contre X. Il est placé sous le statut intermédiaire de témoin assisté.
 
"Ses concurrents veulent l'éliminer de longue date car il dispose de stocks importants, vend à des prix plus attractifs et leur fait de l'ombre", assure Me Vey, affirmant pouvoir "produire au moins trois cas où les plaignants ont déjà remis en doute, sans preuve, l'authenticité des meubles qu'il vendait pour tenter de l'exclure du marché".
 
Abelhakim Bouadi a rapporté de son côté la tenue de réunions en présence de Jousse, Séguin et Laffanour "visant à faire sortir Touchaleaume du métier". "C'était la course", a-t-il expliqué devant les enquêteurs, un autre témoin évoquant une "guerre" entre marchands.
 
Mais Me Beer juge impossible qu'Eric Touchaleaume ait acquis autant de meubles exceptionnels à des prix aussi bas. "En 2001, un fauteuil Jean Prouvé dit "Kangourou" s'est vendu 75.000 euros; huit ans plus tard, Bouadi lui en a cédé trois avec deux autres pièces pour 29.000 euros. C'est aberrant", souligne-t-il.

La question n'est pas tranchée

Une dernière expertise de juin 2016 ne tranche pas définitivement la question. Pour les experts, la composition de l'acier est suspecte, ne comportant pas un fort taux d'arsenic comme dans celui utilisé par Prouvé dans ses ateliers lorrains de Maxéville. Ils relèvent aussi la présence d'un microcristal, l'akaganéite, et en concluent que la corrosion a été "réalisée artificiellement".
 
Mais vu "la densité de l'oeuvre de Jean Prouvé, sa longue période créative (...), la diversité des lieux de production et sa collaboration avec nombre d'architectes, la vérité est complexe à cerner", tempèrent-ils.
 
"Cela fait neuf ans que se multiplient les analyses scientifiques des métaux et des bois sans permettre à la justice de trancher", relève, dans un communiqué à l'AFP, Nicolas Orlowski, PDG d'Artcurial, partie civile dans cette affaire.
 
Autre mystère pour l'avocat d'Abelhakim Bouadi, Louis-Marie de Roux : "Où auraient été fabriqués les faux meubles ? Il faut une usine, un savoir-faire particulier et des ouvriers expérimentés. Or, ceux-ci restent fantômes après des années d'instruction."
 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.