Explorez le côté obscur du romantisme au musée d'Orsay
Entre cauchemars et diableries, la nouvelle grande expo du musée parisien explore la part d'ombre de la création artistique.
Pendant longtemps, le beau a été l’incarnation du Bien. D’un côté, les athlètes musclés aux proportions parfaites de la sculpture antique, les anges radieux des toiles religieuses ; de l’autre, les monstres hideux incarnant le Mal (gargouilles, diables…).
A la fin du XVIIIe, sur les cendres des Lumières, tout bascule. Tandis que l’Europe connaît un sursaut de l’irrationnel (pratiques ésotériques, superstitions), le fantastique, le bizarre s’invitent dans la peinture occidentale et sèment le doute. Les pécheresses diaboliques qui naissent sous le pinceau des peintres invitent à mordre dans la pomme, et les gouffres vertigineux qui déchirent certains tableaux donnent envie de plonger dans les enfers.
La nouvelle grande exposition du musée d’Orsay, qui s’appuie sur plus de deux cents œuvres, fait toute la lumière sur ce "romantisme noir" qui traversa la création de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle.
Faux rêve ou vraie folie ?
Mais qu'est-ce précisément que le romantisme noir ? Ce tableau du peintre suisse Heinrich Füssli peint en 1782, qui en est l'une des premières expressions, définit bien le cocktail sulfureux sur lequel il repose : érotisme, irrationnel et fantastique.
La scène est difficile à décrypter, car elle joue sur l’ambiguïté entre réel et cauchemar. Les créatures fantastiques, peut-être fruits de l’imagination de la jeune femme, apparaissent sur le même plan que la réalité physique. Ce qui est palpable, en revanche, c’est la dimension érotique de l’image. La femme est abandonnée, le corps renversé sur sa couche. Et le monstre qui apparaît sur son torse est un incube : un démon velu dont on pensait qu’il abusait sexuellement des femmes endormies. Remarquez que la créature tourne son regard vers nous, comme pour scruter le fond de notre âme. La scène n’est peut-être pas la matérialisation du cauchemar de la jeune femme, mais celle des fantasmes du peintre et du spectateur. Le cheval, incarnant les pulsions animales, et qui pénètre dans l’intimité de la chambre pour observer cet accouplement hors-norme, semble nous renvoyer à notre propre voyeurisme.
Cette confusion entre rêve et réalité se retrouve chez le peintre espagnol Francisco de Goya.
Cette gravure tirée d’un recueil intitulé Les Caprices est la plus célèbre de l’artiste, mais également la plus mal comprise. La citation "El sueño de la razón produce monstruos" qui apparaît dans l'image peut en effet avoir deux significations : "le sommeil de la raison engendre des monstres" ou "le songe de la raison engendre des monstres". On ne sait donc pas si l’homme, sans doute Goya lui-même, est éveillé et déraisonne (sa raison est en sommeil) ou s’il cauchemarde (il est perdu dans ses songes). La gravure a été réalisée quelques années seulement après la Terreur. Goya, qui espérait beaucoup de la Révolution française, fondée sur las philosophie des Lumières, témoigne ici de son propre accablement. Notez que les créatures fantastiques qui l’encerclent, mélange bizarre de chauves-souris, de hiboux et de chats, sont liées à des animaux nocturnes traditionnellement associés au Mal.
Des vierges et des vampires
Mais les forces maléfiques s’incarnent souvent dans des créatures bien plus dangereuses : les femmes ! Car lorsqu’elle n’est pas une vierge violée (comme dans le tableau de Füssli évoqué plus haut), la femme devient vampire et aspire l’énergie vitale de l’homme. C’est le cas chez le peintre allemand Franz von Stuck, qui s’appuie ici sur l’image du Sphinx, mi-femme, mi-bête.
L'image est ambiguë : doigts crispés, la créature va-t-elle se contenter d’un baiser ou s’apprête-t-elle à dévorer sa proie ? Dans cette scène, comme dans d’autres, le désir n’est jamais très loin de la mort. L’étreinte peut s’avérer fatale.
Le Norvégien Edvard Munch, qui a failli succomber à une scène de ménage particulièrement violente, ne dit pas autre chose avec la toile ci-dessus. Dents sur la nuque, le succube emprisonne sa victime avec ses bras. Et les mèches rousses sur son crâne semblent déjà faire perler le sang.
On retrouve d’autres femmes vampires sur cet autre tableau de Goya :
Ici, trois sorcières goulues dévorent un pauvre diable. Dans cette vision caricaturale, le peintre espagnol se moque surtout des croyances populaires et du regain d’intérêt pour les vampires. L’homme qui se voile la face sous un drap et l’âne (symbole de la bêtise chez l’artiste) au fond de la scène sous-entendent que le peuple est moins victime des vampires que des superstitions !
L’appel du gouffre
L’inquiétude, l’angoisse transparaissent également dans les paysages créés par les romantiques. C’est le cas par exemple chez l’Allemand Caspar David Friedrich, qui imagine des décors grandioses (montagnes gigantesques, ruines…) et souvent tourmentés, dans lesquels la nature acquiert une dimension sacrée.
Cette vision de bord de mer est tout simplement vertigineuse. Alors que le paysage s’appuie traditionnellement sur un premier et un arrière-plan qui permettent de structurer la scène, ici le spectateur fait face à un gouffre horizontal. Seules les voiles verticales des bateaux s’interposent entre nous et l’abîme. Les lourds nuages renforcent le caractère oppressant et la démesure du paysage. Cette nature nue, infinie, débarrassée de l’homme, devient à la fois sublime… et effrayante.
Le peintre belge Léon Spilliaert va encore plus loin avec cette scène nocturne. Par un jeu subtil de nuances entre noir et gris, il crée une image à la limite de l’abstraction, qui nous place au fond du gouffre !
Informations pratiques :
"L'Ange du bizarre. Le romantisme noir, de Goya à Max Ernst"
Du 5 mars au 9 juin
1, rue de la Légion d'Honneur 75007 Paris
9h30-18 h (sf lun.), jeu. jusqu’à 21h45
Tarifs : 9,50 € / 12 €
Tél. : 01 40 49 48 14
A lire :
Sorcières, monstres, squelettes… le catalogue de l’exposition, richement illustré, nous invite à découvrir des créatures peu recommandables, à nous aventurer dans les cauchemars des peintres romantiques, à contempler l’obscure beauté des œuvres de Goya. Mais il explore aussi d’autres disciplines en abordant ses prolongements au cinéma, notamment dans Nosferatu le vampire, de Friedrich Wilhelm Murnau.
L’Ange du bizarre, sous la direction de Côme Fabre et Felix Krämer, 320 p., 45 euros.
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