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Expo : mais qu’est-ce qui fait tant rire Yue Minjun?

A la Fondation Cartier, jusqu'au 17 mars, des hommes en slip peints par l'artiste chinois s'en finissent pas de se gondoler. Mais qu'y a-t-il de si drôle ?

Article rédigé par Pierre Morestin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
L'artiste Yue Minjun dans son studio, à Pékin (Chine), en mai 2007. ( YUE MINJUN PHOTO COURTESY YUE MINJUN STUDIO)

EXPOS – Cet homme qui semble pris d'un fou rire dans son studio à Pékin, au milieu d’autoportraits pareillement hilares, s’appelle Yue Minjun. Le nom ne vous dit rien ? Normal : l’artiste n'avait jusqu'à présent eu droit à aucune grande exposition personnelle en France. Pourtant, c’est l’un des peintres chinois actuels les plus cotés et les plus percutants. Du 14 novembre au 17 mars, la Fondation Cartier, à Paris, offre au public ses peintures, ses dessins et ses sculptures aux rires aussi éclatants qu’énigmatiques.

Un rire de combat

Car le contexte dans lequel Yue Minjun a commencé à peindre ne prête pas vraiment à la poilade. Né en 1962, il reçoit un enseignement artistique académique à l’école normale de la province du Hebei, non loin de Pékin, de 1985 à 1989. C’est donc en 1989 que Yue Minjun commence sa carrière, au moment où la révolte étudiante est écrasée par le régime, que des contestataires sont arrêtés, emprisonnés ou simplement massacrés. Et c’est justement au début des années 1990 qu'il intègre la communauté d’artistes du village de Yuanmingyuan et exploite le sujet qui deviendra sa marque de fabrique : le rire. Malgré les apparences, les toiles du peintre sont donc très politiques.

Yue Minjun, "On the Rostrum of Tiananmen", 1992. Huile sur toile. Collection Herman Iskandar, Jakarta. ( YUE MINJUN PHOTO COURTESY YUE MINJUN STUDIO)

Un exemple ? Regardez cette œuvre. On pense d’abord à une bête photo de vacances face à ces jeunes gens rigolards en habits de ville. Mais le décor autour d’eux est celui de la porte extérieure de la Cité impériale, qui jouxte la place Tiananmen où ont eu lieu certains des massacres de 1989.

Au début des années 1990, Yue Minjun n’utilise pas encore systématiquement son propre visage dans ses tableaux, ce sont donc ses amis, de la même génération que les étudiants pris pour cibles durant la répression, qui sont représentés. Mais de qui ou de quoi rit le jeune homme, au premier plan ? Est-ce un rire désespéré, fou, devant l’atrocité des événements ? Est-ce un rire dirigé contre les autorités alors que le garçon lui-même se trouve dans le lieu qui incarne le pouvoir ?

Yue Minjun, "The Sun", 2000. Acrylique sur toile. Collection privée. ( YUE MINJUN PHOTO COURTESY YUE MINJUN STUDIO)

Pour comprendre, il faut regarder les autres toiles du peintre. Dans l'œuvre ci-dessus, par exemple, on retrouve l’iconographie maoïste et son soleil levant rouge sang. Mais à la place du visage du Grand Timonier apparaît celui de Minjun, démultiplié. Après les événements de 1989, les artistes restés en Chine, sévèrement contrôlés, n’ont d’autre solution que de contourner la censure. Yue Minjun représente donc des êtres éternellement heureux qui évoquent les paysans, les ouvriers et les soldats aux sourires ultrabright des affiches de propagande maoïste.

C’est évidemment un pied-de-nez aux autorités. Car le masque de l’artiste évoque un sourire forcé, un ricanement ou un rire dément, loin de l’épanouissement serein auquel voudrait faire croire le régime.

Un rire jaune (et blanc)

Comment comprendre le succès international d’un artiste autant ancré dans la société chinoise ? Peut-être parce que la peinture de Yue Minjun doit beaucoup à l’art occidental.

 

Yue Minjun, "The Execution", 1995. Huile sur toile. Collection privée. ( YUE MINJUN PHOTO COURTESY YUE MINJUN STUDIO)

Cette peinture, la plus célèbre de l’artiste, a atteint la somme record de 4 720 838 euros en 2007. On y retrouve encore une fois le décor de la Cité interdite, au fond. Mais peut-être avez-vous aussi reconnu un tableau de l’impressionniste français Edouard Manet : L'Exécution de Maximilien (1867). Ou encore une œuvre poignante de l’Espagnol Goya, Tres de Mayo (1814).

Yue Minjun, "The Death of Marat", 2002. Huile sur toile. Collection privée, Pékin. ( YUE MINJUN PHOTO COURTESY YUE MINJUN STUDIO)

Dans l'œuvre ci-dessus, la référence est encore plus évidente. Yue Minjun a scrupuleusement recopié La Mort de Marat, un tableau du peintre français David. Mais le corps de "l’ami du peuple" a été effacé. Cette suppression des portraits de révolutionnaires vous évoque peut-être quelque chose : l’imagerie officielle qui fait disparaître, comme par magie, les personnages gênants de l’histoire politique chinoise. Encore une pique malicieusement lancée aux autorités…

Un rire vulgaire

L’artiste chinois n’emprunte pas que des sujets à la peinture occidentale. Dans certains tableaux, comme celui-ci, il s’appuie, comme beaucoup de peintres chinois de sa génération, sur des couleurs flashy, gaies, des formes simplifiées et souriantes qui évoquent le Pop Art américain d’Andy Warhol.

Yue Minjun, "Memory-2", 2000. Huile sur toile. Collection de l’artiste, Pékin. ( YUE MINJUN PHOTO COURTESY YUE MINJUN STUDIO)

Mais cette joie colorée, artificielle, devient écœurante. Yue Minjun assume la "laideur" de sa peinture : "Je ne cherche pas l’élégance, explique-t-il. En fait, ce que je peins est très vulgaire. (…) Cette vulgarité est plutôt bien accueillie par le grand public car lui non plus n’aime pas les choses élégantes. Je ne fais que m’adapter à ce goût populaire."

Yue Minjun, "Untitled", 1994. Huile sur toile. Collection privée. ( YUE MINJUN PHOTO COURTESY YUE MINJUN STUDIO)

Les rires de Yue Minjun mettent mal à l’aise. Que l’artiste rie de nous, des autorités chinoises ou de lui-même, ils expriment une tension presque intenable. Comme si le peintre, derrière son rictus figé, avait depuis longtemps littéralement perdu la tête.

Informations pratiques :

"Yue Minjun. L’Ombre du fou rire"

Du 14 novembre au 17 mars à la Fondation Cartier

261, boulevard Raspail, 75014 Paris

Métro Raspail ou Denfert-Rochereau

11 h-20 h, 11 h-22 h le mardi. Fermé le lundi.

Tarifs : 6,50 euros/9,50 euros

Tél. : 01 42 18 56 50

A lire :

Le catalogue de l’exposition superbement illustré (130 reproductions des peintures et dessins de Yue Minjun) a surtout l’intérêt de contenir un long entretien avec le peintre réalisé par son ami Chen Zhong. L’artiste explique sa démarche et désarme parfois par sa franchise. Extrait : "Certes, ce que je peins n’est pas beau, mais ces belles choses que les autres font me donnent encore plus la nausée. Jamais je ne pourrai faire cela. Pour moi, elles sont trop belles, belles jusqu’à l’écœurement. C’est insupportable."

Yue Minjun, éd. Fondation Cartier pour l’art contemporain, 276 p., 37 euros.

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