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Gordon Matta-Clark, un artiste dans la ville, au Jeu de Paume

Au début des années 1970, l'artiste américain Gordon Matta-Clark s'est emparé d'un espace urbain en crise, à New York puis à Paris, pour proposer une critique de l'architecture et de l'urbanisme impliquant les habitants de la ville. Ses créations novatrices sont présentées pour la première fois dans une grande exposition à Paris, au Jeu de Paume (jusqu'au 23 septembre)
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
A gauche, Gordon Matta-Clark découpe au chalumeau son "Graffiti Truck" (1973) photographe inconnu, Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong - A droite, Gordon Matta-Clark travaillant à "Conical Intersect", octobre 1975 
 (A gauche © 2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris - A droite © Marc Petitjean)

Sur une photo en noir et blanc, on voit du dessous un jeune homme enjamber un espace vide découpé entre deux étages d'un immeuble. Cette image fait partie de "Bronx Floors", un travail réalisé par Gordon Matta-Clark en 1972-1973, dans les bâtiments abandonnés du South Bronx, quartier pauvre de New York traversé par les nouvelles autoroutes et en plein chaos.
 
Selon Sergio Bessa, directeur du Bronx Museum et co-commissaire de l'exposition, toute l'œuvre de Gordon Matta-Clark s'articule autour de ce travail, central dans sa carrière artistique extrêmement brève et fulgurante (il est mort d'un cancer à l'âge de 35 ans en 1978).

Gordon Matta-Clark, "Walls", 1972 - Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong
 (2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris)

Papiers peints

Pour commencer, Gordon Matta-Clark a photographié, frontalement, des murs intérieurs d'édifices du South Bronx, projetés à l'extérieur par une démolition partielle : il saisit les papiers peints qui se décollent, la texture de la brique, du crépi qui s'écaille, des carrelages. Les images d'origine sont en noir et blanc. Il les colorise à l'aquarelle et réalise des tirages offset qui les rendent presque abstraites et les assemble en un grand papier peint qu'il expose au 112 Greene Street, un espace d'exposition alternatif ouvert avec d'autres artistes. Il offre aux visiteurs des impressions de ses photos qu'ils peuvent emporter et accrocher chez eux.
 
Très tôt, Gordon Matta-Clark a voulu que des gens participent, interagissent avec son travail artistique, souligne Jessamyn Fiore, l'autre co-commissaire, qui est codirectrice de l'héritage de l'artiste. Les papiers peints circulaient ainsi entre le Bronx en démolition, l'espace d'exposition et votre propre intérieur.
 
Les deux versions de ces "Wallspaper" se font face à l'entrée de l'exposition du Jeu de Paume. Celle-ci n'a pas été conçue comme une rétrospective mais une plongée en profondeur dans quelques projets choisis, pour mettre en lumière son travail, soulignent les commissaires.
Gordon Matta-Clark, "Bronx Floor: Boston Road", 1972, Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong
 (2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris)

Les "Bronx Floors", planchers découpés

Fils de l'artiste surréaliste chilien Roberto Matta (1911-2002), Gordon Matta-Clark est né à New York en 1943. Comme son père, il fait des études d'architecture mais, très vite, il décide de ne pas travailler comme architecte. Ce qu'il veut faire, c'est un travail artistique où l'architecture et l'urbanisme ont leur place mais comme objet de critique.
 
Après les "Wallspaper", les "Bronx Floors" sont donc au centre de l'exposition. Gordon Matta-Clark est "un modèle d'artiste engagé, qui n'avait pas peur d'aller dans des endroits difficiles", selon Sergio Bessa. Il a commencé à aller dans le Bronx en 1972, à un moment où la crise urbaine est à un summum et où les besoins de la population n'étaient plus remplis. Les découpes ("cuts") qu'il effectue dans les immeubles sont de véritables sculptures urbaines. A partir du chaos, il crée du beau. En même temps il met le doigt sur l'échec des politiques de la ville, en finissant de rendre les espaces tout à fait inhabitables, souligne Jessamyn Fiore.
Gordon Matta-Clark, "Conical Intersect", 1975 - Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong.
 (2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris )

Des films pour montrer la performance

Il faut remarquer la dimension performative de son travail : si les tirages en noir et blanc sont de sa main, les images ont souvent été prises par d'autres car il est important pour lui d'insister sur le geste et la performance. La photographie en rend compte mais le film encore bien plus. C'est la raison pour laquelle les commissaires ont voulu mettre les films, projetés en grand, au centre de l'exposition : "Ils sont très importants pour la compréhension de la pratique de Gordon Matta-Clark, pour voir combien son travail était physique", souligne Sergio Bessa.
 
C'est particulièrement frappant dans le film sur sa grande œuvre parisienne, "Conical Intersect" (Découpe en forme de cône). Gordon Matta-Clark a un lien fort avec Paris, il y a passé des étés chez son père qui y vivait et y a réalisé plusieurs projets.

Le teaser de l'exposition :

Le Centre Pompidou à l'assaut d'immeubles du XVIIe siècle

Pendant près de 20 minutes, on assiste fasciné à la découpe, puis à la démolition d'un immeuble du XVIIe siècle au cœur de Paris. De la rue on voit un petit trou se percer dans la façade et de la poussière de plâtre en tomber. L'ouverture s'agrandit bientôt et on voit l'équipe de l'artiste, casque sur la tête, donner des coups de masse, scier une poutre énorme, des fragments de murs tomber. La matérialité de l'effort physique exprime la violence symbolique qu'on ressent à voir la destruction de bâtiments du cœur historique de Paris. A la fin c'est un bulldozer qui se lancera à l'assaut des murs.
 
Le film est tourné en 1975, alors que le Centre Pompidou est en construction : Gordon Matta-Clark a obtenu de travailler sur deux immeubles jumeaux de 1690 qui le jouxtent. Ils sont voués à la démolition et il a deux semaines pour y découper un grand cône qui traverse le toit, pointe vers le nouvel édifice et s'ouvre sur la scène de la rue. Du futur (le Centre), on passe par le passé (l'immeuble) pour déboucher sur le présent de la rue, dit-il.
 
La courte vie artistique de Gordon Matta-Clark semble être une suite trépidante de projets qui impliquent constamment la rue, le public, d'autres artistes.
Gordon Matta-Clark, "Graffiti" (1973) - Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong
 (2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris)

De l'art du graffiti à la restauration

En 1972-73 il s'est intéressé au graffiti qui s'emparait alors de l'espace urbain. Il photographie les murs et les trains couverts d'inscriptions et colorise ses images. Il organise aussi des événements dans la rue, invitant des artistes du South Bronx à tagger son camion. Il le découpe ensuite au chalumeau et vend les morceaux de tôle.
 
A la même époque, il participe au restaurant FOOD à SoHo, un restaurant bon marché à la cuisine ouverte, tenu par des artistes, où on vient pour manger mais aussi pour échanger, pour produire des performances (un film sur le restaurant est projeté à la cafétéria du Jeu de Paume).
 
Au pied du Manhattan Bridge, il fait rôtir un cochon, invite les SDF à venir le partager et à parler d'art. Et juste avant sa mort, il a obtenu une subvention de la fondation Guggenheim pour créer un centre où les enfants des rues seraient formés aux techniques de construction, ce qui leur permettrait de s'emparer de leur environnement.
 
"Gordon Matta-Clark ne faisait pas de l'art pour l'art, il voulait faire de l'art qui change le monde et le rende meilleur. Il voulait aussi impliquer les gens et les responsabiliser. Il faisait de l'art à partir du quotidien", résume Jessamyn Fiore.
Habitants du Bronx peignant le Graffiti Truck de Gordon Matta-Clark, juin 1973, photo d'archive, Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong
 (2018 The Estate of Gordon Matta-Clark / ADAGP, Paris)

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