Interview "C'est une vraie petite bulle" : l'atelier Dans le noir ?, une expérience olfactive déroutante et envoûtante

Des moments conviviaux pour questionner les certitudes et se laisser surprendre par des émotions enfouies ou oubliées : une belle idée pour commencer la nouvelle année en pensant à soi.
Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 10min
À l'espace sensoriel Dans le noir ?, dans des cloches en verre, sont nichées les épices et les matières servant à la fabrication du Parfum de nuit. (DANS LE NOIR ?)

Une eau de parfum de nuit lancée à l'automne 2024 et un atelier qui lui est dédié sont la dernière en date d'une série d'expériences conviviales et humaines dans l'obscurité absolue imaginées pour réveiller les sens. À leur origine, la marque Dans le Noir ? née il y a vingt ans en France.

En s'intéressant aux thématiques de diversité et d'inclusion, Édouard de Broglie, son président, découvre plusieurs associations de déficients visuels proposant des dîners dans le noir afin de sensibiliser leur environnement au handicap. Accompagné par l'association Paul Guinot, il crée le groupe Dans le Noir ? – aujourd'hui présent dans neuf pays et quatorze villes – pour interroger sur la différence, mais aussi sur les modes de consommation, la relation aux autres et au monde, tout en proposant des emplois dans le milieu ordinaire aux déficients visuels.

Après ses restaurants et ses spas, qui sollicitent le goût et le toucher, l'enseigne propose depuis 2018, à Paris, des ateliers sensoriels consacré au parfum animés par Tiffany Kendziolka, diplômée de l'école de parfumerie Isipca, à Versailles. Plongeant les participants dans l'obscurité totale, ces expériences visent à se laisser surprendre par des émotions enfouies ou oubliées, à découvrir et explorer des univers olfactifs complexes et envoûtants, dont leur eau de parfum de nuit.

Passionnante rencontre avec Camille Léveillé, directrice du projet Parfums Dans le Noir ? et Tiffany Kendziolka, animatrice malvoyante des ateliers, qui a accompagné la marque dans la création de son parfum.

Atelier olfactif Dans le noir ?
Atelier olfactif Dans le noir ? Atelier olfactif Dans le noir ? (DANS LE NOIR ?)

Franceinfo Culture : Vous animez l'atelier olfactif La Malle aux parfums qui se déroule dans le noir absolu. En quoi cela consiste ?
Tiffany Kendziolka : Cet atelier d'une heure trente basé sur les odeurs de l'enfance stimule les souvenirs. Il débute en pleine lumière avec un moment d'échange et de partage entre les participants sur leurs souvenirs olfactifs. Il faut savoir que la mémoire olfactive est sans doute notre meilleure mémoire : elle se crée dès l'enfance et reste très présente. C'est la Madeleine de Proust : vous allez sentir une odeur et cela vous plonge très loin dans le passé.

L'idée est de vous accompagner avec une expertise sensorielle, de vous faire vivre un instant dans l'émotion. Au quotidien, nous sommes très stimulés par le visuel et l'univers des parfums propose beaucoup d'images. Ici, on va prendre le temps de ressentir les émotions et les sensations et se délier de l'image pour se focaliser sur l'essentiel, ce qu'on aime dans le parfum et la façon de mettre des mots dessus. L'atelier se poursuit dans le noir, où vous sentez une quinzaine de mouillettes de parfums, de matières premières brutes. On ne va pas au-delà d'une quinzaine d'odeurs, car le nez va saturer, surtout si les participants ne sont pas aguerris.

On accueille jusqu'à dix personnes dans cette salle et une vingtaine au restaurant tout proche quand des entreprises font, par exemple, appel à nous pour créer des moments particuliers pour leurs salariés. Le but est de créer un échange, de la découverte où chacun peut avoir un espace de parole. Outre nos trois ateliers, on propose du sur-mesure.

Comment est perçue cette expérience par les participants ?
Tiffany Kendziolka : Si je n'ai jamais eu de rejet, le fait de se retrouver dans le noir peut être perturbant pour certaines personnes. Dans les premières secondes, il peut y avoir des participants qui demandent à sortir, mais dans la grande majorité des cas, ils reviennent et restent avec nous jusqu'au bout de l'expérience. C'est déroutant, mais on est très bien dans le noir, à tel point que l'on ne se rend même plus compte de l'obscurité et du temps qui passe. Les participants sont dans l'échange et vivent une expérience dans le moment présent. C'est une vraie petite bulle, une parenthèse où l'on prend du temps pour soi, pour un moment de partage, loin des écrans, du monde extérieur très visuel où l'on court derrière le temps.

Le sens de l'odorat est la meilleure mémoire que l'on possède dans le noir, même si d'autres sens peuvent se développer. C'est l'expérience de n'importe quel déficient visuel, aveugle ou malvoyant, qui automatiquement va être très à l'écoute, et dont le sens auditif prend beaucoup de place. Dans le noir absolu, l'écoute entre les participants est différente : on se coupe moins la parole. Même si l'on ne se voit pas, on va écouter les autres et on déterminera à quel moment on peut prendre la parole ou non. On n'a pas d'autre choix que d'écouter pour réussir à nous repérer, on peut aussi toucher notre environnement pour mieux le cerner et donc se sentir plus à l'aise.

L'espace sensoriel Dans le noir ?, à Paris. (DANS LE NOIR ?)

Le handicap visuel permet-il de développer les autres sens, comme un olfactif plus affûté ?
Tiffany Kendziolka : Il faut pallier une déficience en utilisant d'autres sens qui fonctionnent comme celui du toucher et l'ouïe parce qu'on en a besoin pour être autonome, pour pouvoir nous déplacer, pour vivre. Si la mémoire était un sens, ce serait sans doute le meilleur sens des déficients visuels : on est obligé de mémoriser toutes sortes de choses : donc la mémoire, le sens tactile et auditif, c'est naturel qu'ils soient plus aiguisés.

Camille Léveillé : L'idée, c'est que les personnes qui ont tous leurs sens se rendent compte à quel point leur vue, qui est leur sens principal, cannibalise l'attention qu'ils portent sur leurs autres sens et la capacité de les utiliser dans leur quotidien.

Vous venez de développer une eau de parfum dédiée à la nuit, grâce à la collaboration de personnes en situation de handicap visuel. C'est une première ?
Camille Léveillé : Depuis toujours, notre ambition est de créer des emplois pour des personnes en situation de handicap dans le monde de l'entreprise, pas dans le secteur protégé, ni associatif. Il s'agit de créer des vrais emplois pour utiliser leur propre performance : c'est un bénéfice pour l'entreprise. On se rend compte que les personnes non-voyantes ont une analyse différente, très émotionnelle et sensorielle, amenant quelque chose de plus.

Les quinze restaurants, les deux spas et nos ateliers olfactifs sont des modèles sociétaux. Nous sommes convaincus qu'il y a une pertinence évidente à ce que des métiers s'ouvrent pour des personnes déficientes visuelles dans le monde de l'olfaction et de la parfumerie. On voulait un parfum très beau, de très haute qualité puisqu'on avait beaucoup de valeurs à faire passer et de messages à transmettre, d'où notre idée qu'un parfumeur travaille en collaboration étroite avec nos experts malvoyants pilotés par Tiffany Kendziolka.

Comment a travaillé la parfumeuse Suzy Le Helley avec ces experts sensoriels de la marque ?
Camille Léveillé : Pour la petite histoire, il y a plus de dix ans, Dans le noir ? a parrainé la promotion d'Isipca de Suzy Le Helley et avait sélectionné son projet. Pour ce parfum de nuit, on lui a dit : ça va être spécial. Tiffany Kendziolka a préparé un brief complètement décalé, très audacieux dans le noir absolu, sans aucun visuel. On lui a fait vivre une expérience multisensorielle, olfactive, gustative, auditive et tactile, dans l'idée de la projeter dans l'imaginaire qu'on destinait au parfum.

Suite à ses propositions, Tiffany Kendziolka a organisé des panels de tests avec les experts non-voyants et voyants avec les équipes de Paris, de Londres et Madrid. Ça a été très enrichissant !

L'eau de parfum de nuit Dans le noir ?. (DANS LE NOIR ?)

Camille Léveillé : C'est une terre fertile qui s'ouvre devant nous. De par notre ADN, nous sommes des créateurs d'expériences, des experts des sens et des émotions. Cette eau est destinée à la nuit, un moment de la journée, très peu travaillé en parfumerie. Un autre atelier de 30 minutes lui est dédié, il coûte 19 euros, mais il est remboursé si vous achetez le parfum.

Il sert à comprendre comment ce parfum est construit, quelle note provoque quelle émotion pour que les personnes puissent se l'approprier. La marque Dans le Noir ? s'écrit avec un point d'interrogation car on a envie d'être une entreprise qui propose un questionnement intime et personnel.

Vous diriez que l'olfactif est un sens que l'on n'utilise pas assez ?
Camille Léveillé : Des études ont montré que 80% des informations que notre cerveau analyse passent par l'œil. C'est énorme et fou. On se rend compte que dans les ateliers olfactifs, les gens ont même du mal à reconnaître les très grandes familles et à savoir ce qu'ils aiment. Avec le parfum, il y a souvent cette idée d'un beau flacon, d'une présentation visuelle que l'on trouve appréciable. Les personnes qui font nos ateliers ont de l'intérêt pour leur sens olfactif et sont un peu plus aguerries que les autres. On a un jus très beau et aurait pu le vendre très cher, mais on a souhaité le rendre accessible à un plus grand public possible.

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