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J'ai passé deux jours à regarder un homme chercher une aiguille dans une botte de foin

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
L'artiste italien Sven Sachsalber, lors de sa performance Looking for a needle in the Haystack, vendredi 14 novembre 2014 au Palais de Tokyo, à Paris. (FABIEN MAGNENOU / FRANCETV INFO)

L'artiste italien Sven Sachsalber s'était fixé un drôle d'objectif, jeudi et vendredi 14 novembre au Palais de Tokyo, à Paris. Récit de cette longue performance.

"Chercher une aiguille dans une botte de foin." L'expression figure déjà dans une lettre de Madame de Sévigné, en 1726, mais elle serait bien plus ancienne. Trois siècles plus tard, l'artiste italien Sven Sachsalber l'a prise au pied de la lettre, au cours d'une performance de deux jours au Palais de Tokyo à Paris, jeudi 13 et vendredi 14 novembre. Pour les besoins de l'exercice, il a fallu acheminer 450 kg de paille depuis une exploitation de Rambouillet (Yvelines). Je n'ai rien manqué de cette quête pleine de poésie. En voici le récit.

"Pourquoi il ne brûle pas tout ? Ou alors avec un aimant ?"

Rendez-vous peu avant midi, sous la Grande Rotonde. Sven patiente, assis devant le foin. Il a mal dormi mais il a hâte de commencer. Jean de Loisy, le président des lieux, a l'honneur d'enfouir le trésor dans la meule, jusqu'à disparaître presque tout entier : "l'aiguille, c'est l'origine de la civilisation, il y en avait déjà il y a 24 000 ans." Encore quelques coups de fourche et la performance peut débuter. Allemagne, Finlande, Royaume-Uni... Il y a des médias issus de l'Europe entière. Le principal intéressé en est lui-même tout étonné. "Il va falloir comprendre pourquoi ça a marché comme ça", murmure-t-on dans les couloirs du Palais.

Sven Sachsalber se penche, prend une poignée de paille dans les mains, la malaxe à plusieurs reprises, la brise en deux et la relâche un peu plus loin. A quoi pense-t-il ? "A rien, ou à des choses personnelles. J'ai juste un peu peur de me piquer quand j'appuie les mains." Il va répéter ces gestes des milliers de fois. Cette technique a déjà fait ses preuves à Londres en 2012, avec un chrono de six heures. Cette fois-ci, la meule a des allures de montagne.

Du coup, le public suggère ses idées. "Jeter le foin pour écouter le bruit à la retombée ?" "Se concentrer sur les côtés, tout autour ?" "Enfiler de fins gants pour ne ressentir que la piqûre de l'aiguille ?" Ou, pourquoi pas, "mettre le feu et (...) fouiller les cendres avec un aimant", comme l'écrit Bernard Werber dans L'Empire des anges ? Mais la paille a été ignifugée avec deux bidons d'une solution salée, pour des impératifs de sécurité. Et l'aiguille est trop petite pour un détecteur de métaux, a fortiori un aimant.

Seule l'émission "On n'est pas des cobayes" est parvenue à repérer une grosse pointe dans une (modeste) botte de paille, grâce à la puissance du plus gros électro-aimant du monde, au CNRS. Oublions. Avec deux heures de retard, j'installe une webcam pour filmer Sven, qui mène ses fouilles avec un air triste et sérieux. Un peu comme sur cette image.

L'artiste italien Sven Sachsalber a 36 heures pour parvenir trouver l'aiguille cachée dans cette botte de foin. Sa performance débute jeudi 13 novembre au Palais de Tokyo, à Paris. (FABIEN MAGNENOU / FRANCETV INFO)

"Il est complètement malade"

La paille bruisse et craque. Sven penche souvent la tête, comme pour l'écouter chanter. Un sourire éclaire le visage des spectateurs surpris : "Non ? Il y a vraiment une aiguille dedans ?" Mais la sauce ne prend pas toujours. Un élégant visiteur du soir affiche une moue ostensible, avant de tourner les talons : "C'est de l'art ça ? Atterrant". En fait, l'intéressé lui-même se moque de la question. "Vous n'avez pas besoin d'être un artiste pour chercher une aiguille dans le foin. D'ailleurs, on en cherche tous une dans la vie... Disons que celle-ci est un symbole d'espoir."

Sven Sachsalber lors de sa performance au Palais de Tokyo, jeudi 14 novembre 2014 à Paris. (FABIEN MAGNENOU / FRANCETV INFO)

Les visiteurs se succèdent, leur avis sont partagés. "Incroyable", "complètement malade", "n'importe quoi", excellent"... Cela fait maintenant dix heures que Sven se roule dans la paille. Elle lui rappelle peut-être les pâturages montagneux de Silendro (ou Schlanders), le village italien où il est né en 1987. On le surnomme le Renard, en raison de ses cheveux roux. Il est très doué pour le ski mais se blesse à 17 ans, alors qu'il était déjà professionnel. Ensuite ? Sven étudie le management à Bologne avant d'intégrer une entreprise. Mais il abandonne, car il veut "retrouver la même liberté" que sur des skis. Aujourd'hui, il porte un tatouage au genou, le long de sa cicatrice : "Sonderbare Begegnung" ("Etrange rencontre").

Assise sur l'un des fauteuils noirs du musée, Rianne Groen est la seule à être restée depuis le début. Je discute de temps en temps avec elle. Elle a découvert Sven à Londres, quand il étudiait au Royal College of Art de Londres. Aujourd'hui, elle s'occupe de lui, avec sa galerie de Rotterdam, et compare son travail à des sculptures, basées sur des scènes tantôt banales, tantôt poétiques. Un beau jour, Sven s'est ainsi enfermé 24 heures avec une vache, dont il n'a plus de nouvelle aujourd'hui. Puis il a dévoré une amanite tue-mouches, avant de vomir et de souffrir le martyr pendant plusieurs jours.

"Le monsieur travaille et vous vous jetez dans son foin !"

"On a besoin de toute la botte de foin pour trouver l'aiguille", expliquait en 2013 le général Keith Alexander, pour justifier la surveillance des citoyens américains. Je questionne donc Sven sur son plan d'attaque. A vrai dire, il semble en désaccord avec le dirigeant de la NSA. "Il faut prendre des risques. Je peux tomber dessus sans voir tout fouillé."

Sven est souvent interrompu par des visiteurs. "Ahhhh, italiano", s'émerveille une jeune fille, devant l'artiste, mi-blasé, mi-amusé. Vers 23 heures, trois hipsters éméchés déboulent dans la salle et se jettent dans la paille. Une fois, puis deux. Sven est mort de rire. Ils sont mis à l'écart et réprimandés par les agents du musée. "Le monsieur travaille et vous vous jetez dans son foin !" Ils repartent tout aussi saouls, de la paille plein les cheveux. Un peu plus tard, deux personnes en combinaison blanche traversent la pièce, dont l'une avec une boîte en carton sur la tête. Pourquoi pas.

Debout, à genoux ou assis en tailleur, rien n'y fait. Le fourrage renferme toujours son secret. A force de piétiner dans la salle pour tromper l'ennui, mes jambes sont lourdes. Les agents de la sécurité sont habitués, eux qui passent douze heures debout, avec juste soixante minutes de pause. Une vraie performance, là aussi. L'un d'eux me dévoile ses bas de contention. "Attention, il faut passer chez le pharmacien le matin. Après, c'est trop tard, les mollets ont déjà gonflé et ça fausse les mesures."

Le problème de Sven Sachelsaber est différent. Ce sont ses paupières qui pèsent des tonnes. "Je n'ai pas encore fouillé la moitié, hein ?" Pas vraiment, non. Il a des brins de paille et le moral dans les chaussettes, qu'il secoue avant de filer. Il est minuit. Le "Renard" serait bien resté, mais le Palais souhaite respecter les horaires d'ouverture.

"Je commence à avoir mal à la tête et à psychoter"

"Forza !" Le lendemain, je croise Sven juste avant l'entrée. Il semble requinqué. Rianne est déjà à l'intérieur. La recherche reprend à midi, toujours au milieu des huit piliers de la salle. Comme la veille, la voix de Frank Sinatra s'échappe en boucle d'une installation voisine. Jean de Loisy vient faire un saut, un agent de sécurité fait rouler de la paille dans sa main. Des contrats circulent, même si Rianne assure que le Palais se contente de rembourser les frais de transport et de logistique, rien de plus.

Soudain, une visiteuse hurle dans l'escalier : "J'en ai rien à foutre de toutes ces merdes, la sortie, c'est où ?" Sven lève la tête, sans comprendre. Puis il reprend de grosses poignées, au risque de laisser filer le trésor. Je n'y crois plus vraiment. Le temps semble bien plus long que la veille.

La galeriste Rianne Groen et l'artiste italien Sven Sachsalber, vendredi 14 novembre 2014 au Palais de Tokyo, à Paris.

Bonne nouvelle, Sven Sachsalber change enfin de stratégie. Deux heures plus tard, il creuse en plein cœur de la meule. "Finalement, à choisir, c'est là que je l'aurais cachée." Le souci, c'est qu'il commence"à avoir mal à la tête et à psychoter." Au beau milieu de l'après-midi, il reste même prostré de longues secondes, avant de se relever, hagard, et de se frapper les poings dans un sourire. Sven est à deux doigts de s'effondrer sur le ring. Rianne m'explique qu'elle est nerveuse et un peu triste, car elle va devoir partir avant la fin.

Elle retrouve vite le sourire. A 17h45, Sven Sachsalber lève les bras au ciel, tandis que des applaudissements dévalent les escaliers. Je pique un sprint, le téléphone à la main, et tourne une vidéo de mauvaise qualité. Sa main renferme une grosse paille, qui renferme elle-même une aiguille.

"J'ai senti quelque chose et après je l'ai aperçue, j'ai de la chance !" Il pose sa trouvaille sur le bouchon d'une bouteille d'eau, placée devant la webcam. "Je ne connais pas beaucoup de monde qui aurait pu en faire autant", résume-t-il, au bout du rouleau et fier comme un enfant. "Quand tu trouves, c'est comme si tu gagnais à la loterie." Bonne pioche également pour le correspondant du New-York Times, arrivé seulement quinze minutes plus tôt (en anglais). Avant de partir, je fourre un peu de paille dans la poche de mon sac à dos.

Et la morale de l'histoire, dans tout ça ? Sven éclate de rire : "Just do it ! Nike !"

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