Keith Haring à Paris : petit génie ou grand imposteur ?
Disparue à 31 ans, cette étoile filante de l'art contemporain a longtemps divisé les spécialistes. Deux musées parisiens permettent de redécouvrir l'artiste new-yorkais.
Une bonne paire de baskets pour pouvoir échapper aux policiers facilement et quelques craies pour dessiner. C’est avec cet arsenal rudimentaire qu’un jeune artiste malingre a commencé à se faire connaître en recouvrant un nombre invraisemblable de murs de métro new-yorkais dans les années 1980 (voir le début de ce documentaire en anglais). Keith Haring (1958-1990), comète de l’art contemporain, a connu un succès international en moins de dix printemps, avant de s'éteindre à 31 ans.
Un succès, du moins auprès du grand public, des collectionneurs et des médias. Mais les institutions américaines, de son vivant, ont fait la fine bouche : jugé superficiel et simpliste, il n’obtiendra sa première exposition personnelle qu’en 1985… au CAPC, le musée d'Art contemporain de Bordeaux ! Aujourd’hui, c’est au tour de deux musées parisiens de célébrer le petit prince du graffiti : 250 œuvres sont exposées au musée d’Art moderne et 20 pièces monumentales au 104. Les Français en font-ils un peu trop pour un artiste qui a passé sa courte carrière à dessiner des bonshommes rondouillards ?
Un vilain barbouilleur ?
On a parfois reproché à Keith Haring de ne pas être un virtuose de la peinture. Pire, de barbouiller comme un enfant.
Très éloignée de celle des graffeurs avec lesquels il a commencé à redécorer le métro (Daze, Futura 2000), la technique de l’Américain peut désarçonner. Il a pour habitude de recouvrir toute la surface de sa toile (ce qu’on appelle aux Etats-Unis le "all-over"). Et laisse parfois volontairement la peinture faire des coulures, comme ici. Haring n’est pas un autodidacte, il a suivi les cours d’une école préparant au dessin publicitaire, à Pittsburgh, avant de s’inscrire à la School of Visual Arts de New York. Son dessin est trop simple ? C’est totalement volontaire. L’objectif de Keith Haring est de s’adresser, comme il l'explique lui-même, "au plus grand nombre d’individus possibles".
Ce qui ne l’empêche pas, comme dans la toile ci-dessus, de s'écarter du style connu du grand public et de composer une forêt de signes complexes. Elle évoque l’une de ses références, le peintre belge Alechinsky, dont vous pouvez admirer ici l’une des grandes compositions qui décorent le ministère de la Culture. Mais Haring s’inspire aussi de l’art d’Amérique du Sud, comme les géoglyphes de Nasca (Pérou), qui font apparaître des formes grâce à la seule représentation du contour.
Un peintre naïf ?
Les dessins simples de Keith Haring cachent-ils un discours simpliste ? Pas vraiment.
Regardez bien cette œuvre jaune vif, par exemple. Qu’y voit-on ? Un humain qui sort du fondement d’un monstre (en bas à gauche). D’autres personnages torturés ou digérés par des créatures anthropomorphes… exactement comme dans Le Jardin des délices de Jérôme Bosch. Dans les années 1980, Keith Haring peint de nombreuses scènes apocalyptiques mêlant copulation et apparitions infernales. A l’époque, le sida fait déjà des ravages et les œuvres de l’Américain, en s'appuyant sur l'histoire de l'art, lancent des avertissements très clairs. Militant, cette graine d’anar porte aussi un message politique.
Ici, l’artiste s’attaque à tous les pouvoirs en nous montrant le visage d'un démon moderne. Sa bouche à langue fourchue, aux propos venimeux, sort d’une télé (critique des médias). Le serpent, symbole du mensonge et de la corruption dans la Bible, sort du livre sacré, et une croix est plantée dans un cerveau mourant (critique de la religion). Tandis qu’un riche, faisant tomber une pluie d’argent sur cette idole maléfique, voit sa tête, son cœur et son sexe transpercés (critique de la finance).
Un opportuniste avide d’argent ?
Keith Haring a également été critiqué pour avoir créé à Manhattan un magasin au mur recouvert de dessins, le "Pop shop", pour écouler ses produits dérivés : T-shirts, posters, badges… Aujourd'hui, le magasin existe toujours grâce à une déclinaison sur Internet, et vend même des préservatifs. Soutenu dès 1983 par Andy Warhol, pape du Pop art et roi de la gestion de carrière des artistes des années 1980, Haring n’a jamais caché son ambition. Ce qui ne l’empêche pas de dénoncer le pouvoir de l'argent...
Pour lui, le Dieu argent est un porc dont le groin a pris la forme d’un dollar et qui se repaît de chair humaine. Un beau pied de nez ! Et sacrilège, en plus : la forme de l’œuvre évoque les "tondos", ces peintures circulaires souvent utilisées par les artistes de la Renaissance (ici Botticelli) pour représenter des scènes sacrées.
Dans la toile ci-dessus, c’est de son mentor qu’il se moque. On sait qu’Andy Warhol avait un rapport trouble à l’argent. D’une part, il critiquait la société de consommation et d’autre part, s’était personnellement enrichi grâce à ses reproductions. Ici, il apparaît aveuglé derrière ses lunettes, et noyé sous les symboles du capitalisme (la marque Coca-Cola, les dollars)… Cet "Andy Mouse" a fini par prendre les traits de la créature de Disney, métamorphosé par le système qu'il dénonce.
Difficile de statuer sur l'avidité d'un artiste aussi critique sur les forces de l'argent et qui offrait volontiers ses dessins. A noter en plus qu’en 1989, un an avant sa mort, Keith Haring a créé une fondation à son nom dont l’objectif est de veiller à la préservation et à la promotion de son œuvre mais aussi d’aider les enfants pauvres ou atteints du virus du sida.
Informations pratiques :
"Keith Haring, The Political Line"
Du 19 avril au 18 août
10 h - 18 h (sf lun.), 10 h - 22 h le jeu.
11, avenue du Président-Wilson 75016 Paris
8 euros / 11 euros
Tél. : 01 53 67 40 00
5, rue Curial 75019 Paris
13 h - 19h30 (sf lun.)
5 euros / 8 euros
Tél. : 01 53 35 50 00
Sur présentation du billet acheté au MAM ou au 104, vous bénéficiez du tarif le plus bas dans l'autre lieu pour visiter la deuxième partie de l’exposition.
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