A Saint-Denis, la plasticienne Prune Nourry modèle le corps des femmes victimes de violences sous forme de Vénus préhistoriques

La place des femmes dans la société est au cœur du travail de cette artiste dont la pratique associe sculpture, installations, performances et vidéo. En collaboration avec la Maison des femmes, à Saint-Denis, elle a mené un projet réparateur détaillé dans une exposition touchante à Paris.
Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
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Temps de lecture : 8min
Prune Nourry, atelier de Saint-Denis, 2024. (ELEA-JEANNE SCHMITTER)

Quand Prune Nourry se présente, elle dit tout simplement : "Je suis sculpteur". Cette plasticienne aux multiples talents, diplômée de la célèbre école Boulle à Paris, fêtera fin janvier ses 40 ans. Sa nouvelle exposition, inaugurée samedi 11 janvier à la galerie Templon, à Paris, est née d'une rencontre avec Ghada Hatem, fondatrice en 2016 de la Maison des femmes de Saint-Denis (93). Cette gynécologue obstétricienne accueille, en liaison avec un hôpital, des femmes en difficulté, victimes de toutes sortes de violences et leur offre un accompagnement pluridisciplinaire. 

Prune Nourry a assisté à certains ateliers qui leur étaient proposés (alphabétisation, danse, karaté...) et leur a présenté son projet qu'elle baptise : "La terre qui m'est chair". Huit femmes, dont une soignante, ont accepté de poser nues pour elle et d'être représentées sous une forme inspirée par les Vénus préhistoriques, ces figurines du paléolithique supérieur, généralement gravées dans l'ivoire ou le calcaire.

Prune Nourry, exposition "Vénus" à la galerie Templon, à Paris, le 10 janvier 2025. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)

D'avril à juillet 2024, Prune Nourry a provisoirement quitté son atelier du 12e arrondissement parisien pour s'installer à Saint-Denis dans un ancien foyer de jeunes filles prêté par la mairie qui a vocation à devenir un centre d'art. "Je leur avais installé un coin avec un paravent, une chaise où elles pouvaient se changer tranquillement, un tapis pour le confort et des petits chaussons, raconte-t-elle. Il y avait ensuite un espace dédié à la sculpture où j'avais installé une estrade. Elles pouvaient poser un peu en hauteur et je m'adaptais aux besoins de chacune. Pour une femme enceinte, j'avais par exemple trouvé un système de fauteuil sur lequel elle pouvait s'asseoir tout en posant comme si elle était debout."

Les séances de pose, réparties sur trois jours, duraient généralement cinq heures. "On faisait des pauses avec du thé, du café, des choses à manger... en fonction de comment elles se sentaient, explique Prune Nourry. Je ne posais pas de questions, j'étais vraiment dans l'écoute. Et si ça se transformait en discussion, c'était toujours avec pudeur. Je ne suis pas spécialiste, je n'ai pas les clés pour parler de sujets liés à des traumas. J'ai fait attention à cela et c'était plus une conversation entre femmes". Elle raconte : "Je sculptais inspirée par les Vénus préhistoriques qui, bien que très figuratives, ont aussi une forme d'abstraction qui était parfaite pour respecter l'anonymat de ces femmes. Au fur et à mesure, j'ai réalisé que je sculptais aussi à travers leurs histoires et les mots qu'elles me confiaient."

Prune Nourry, atelier de Saint-Denis, 2024. (ELEA-JEANNE SCHMITTER)

Les tabous les plus difficiles à vaincre étaient, selon elle, les traumatismes liés au corps, la peur de se montrer nue et la peur que d'autres puissent les voir nues. "Cela correspond à des tabous culturels et sociétaux", estime-t-elle. "Ceux qui disent : on ne pose pas nue, on ne montre pas le corps d'une femme."

La plasticienne avait intuitivement décidé de commencer par construire devant ces femmes une structure en métal avant de modeler la terre "comme si on partait du squelette pour ajouter la chair d'argile". Elle raconte qu'elle avait vraiment le sentiment au départ d'être dans la construction, mais qu'à la fin de la séance de pose, beaucoup de femmes employaient le mot de reconstruction.

Peau de terre

L'exposition présente ces femmes de tous âges [entre 30 et 70 ans] et de toutes origines : Biélorussie, Algérie, Congo, Sicile... Chacune de ces Vénus porte le prénom de celles qui ont posé, mais certaines ont préféré se choisir un pseudo : Louise, Maria, Alimata... L'artiste a utilisé plusieurs couleurs de terre pour montrer que ses modèles provenaient de plein d'endroits différents. Certaines sont à taille humaine, d'autres plus petites.

En bronze ou en terre cuite, toutes sont recouvertes d'une peau de terre légèrement granuleuse, si belle que l'on meure d'envie de la caresser du doigt. Les socles en pisé évoquent les carottages archéologiques : des strates et des strates, les siècles qui séparent les Vénus du XXIe siècle de leurs lointaines aïeules préhistoriques. Dans les ateliers de moulage de la Réunion des musées nationaux (RMN) à Saint-Denis, haut lieu de conservation du patrimoine, Prune Nourry a aussi collecté de quoi réaliser une installation qui réunit des moules de Vénus créées par des artistes, de la préhistoire au XXe siècle.

Prune Nourry, exposition "Vénus" à la galerie Templon, à Paris, le 10 janvier 2025. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)

Au sous-sol, toujours en collaboration avec l'atelier de moulage du Grand Palais Rmn, elle a créé sept nouvelles pièces dont une série de Vénus hybrides. Une petite salle de projection permet de découvrir le beau film de Vincent Lorca, qui documente depuis plusieurs années le travail de la plasticienne. Sans jamais filmer les visages de ces femmes, il a assisté aux séances de pose qui ont précédé la naissance des Vénus de Saint-Denis. Prune Nourry dit que "c'est comme une fenêtre à l'intérieur de l'atelier".

On entend leurs voix, leurs accents, leurs rires, leur ressenti et c'est souvent émouvant. L'une d'entre elles raconte que son ex-conjoint ne supportait pas l'idée que d'autres personnes puissent la regarder. "Être maquillée posait problème, avoir un rouge à lèvres rouge posait problème, avoir du parfum posait problème, alors que c'est lui qui m'offrait ces parfums-là", poursuit-elle. Une autre raconte ses douleurs, ces mouvements de panique dont nul ne comprenait la cause. Elle dit : "Pour moi, c'était devenu normal de porter ça, c'était de ma faute quoi."

"Waouh ma belle !"

Les mariages arrangés, l'exil, le rejet, les miroirs que l'on fuit, les nuits hantées par de terrifiantes images, la consommation de drogue... elles se racontent et Prune Nourry se nourrit de leurs mots, de leur âme dans la terre qu'elle modèle. À la fin du film, un modèle dit qu'elle a réussi à toucher sa cicatrice et que ces séances l'ont un peu réconciliée avec elle-même : "J'avais l'impression de renaître." Une autre avoue à la plasticienne qu'elle est comme son médecin. La dernière raconte qu'elle est rentrée chez elle après une séance et qu'elle s'est acheté un grand miroir. En se contemplant, sans doute pour la première fois depuis très longtemps, elle a pensé : "Cette femme, c'est moi ? Waouh ma belle... Waouh ma belle !"

Après l'exposition à Paris, ces Vénus vont voyager. Elles reviendront à Saint-Denis où elles seront exposées pendant six mois, du 21 mars au 21 septembre, au musée d'art et d'histoire Paul Éluard. Prune Nourry travaille aussi avec l'architecte japonais Kengo Kuma sur un projet différent, bien que clairement apparenté à celui-ci, destiné à la gare de Saint-Denis-Pleyel. Il s'agit, dit-elle, "d'imaginer une armée de sculptures de femmes en terre". Elles feront environ 1,70 m et seront fixées en suspension. Il y en aura au total 108, toutes inspirées par huit types de Vénus préhistoriques, mais toutes différentes. Quand on demande à Prune Nourry si elle pense avoir aidé ses modèles de Saint-Denis à franchir un cap, elle répond : "Je pense qu'on a ensemble vécu une expérience qui laisse des traces, et les traces, c'est les sculptures."

Exposition "Vénus", galerie Templon, 28 rue du Grenier Saint-Lazare, 75003 Paris, du mardi au samedi, 10h-19h

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