Le studio Azzedine Alaïa, écrin des collections nées de l'imagination du couturier, ouvert désormais au public
Le studio d’Azzedine Alaïa est sans nul doute du lieu le plus empreint de son souvenir : chaque recoin de cette pièce raconte le couturier mais aussi l’homme qu’il était. Ce lieu permet de l'imaginer à l’œuvre, de jour comme de nuit, dans son antre.
Il se découvre au travers d’une fenêtre vitrée, de forme ronde. Au premier plan, on aperçoit des portants, des vêtements en cours d’achèvement, des rouleaux de tissus et au fond sur le mur de brique, des photos de ses amis - Arletty, Tina Turner, Naomi Campbell, Stephanie Seymour, Bruce Weber, Marc Newson, Leila Menchari - ainsi qu'un grand miroir orné d’un cadre or pour les séances d’essayage avec les plus belles mannequins du monde. Le visiteur - qui peut percevoir l’esprit de ce lieu où les rires et les passions d’un métier semblent encore résonner - entend s'échapper la musique d'Oum Kalthoum que le couturier aimait écouter pendant qu'il travaillait.
Reliques d’un travail précis
Cette fenêtre vitrée est située au premier étage dans une petite galerie où se tient l'exposition Formes et patrons d’Azzedine Alaïa par Thomas Demand. Cette série de patrons préparatoires plats [silhouettes en carton, papier et calques aux couleurs de l’arc-en-ciel] utilisés pour la création de vêtements est tirée d’un travail réalisé en 2018 et 2019. Le détail photographique restitue les marques du travail du couturier : empreintes de doigts, pliures, perforations et déchirures. Reliques d’un travail, prêt à être repris à tout moment, ils portent des instructions écrites : "la doublure commence ici", "le long ruban gros grain ici", les mesures des incisions.
“Vous ne savez pas s’ils vont être repris un jour, ou s’ils feront partie d’une nouvelle œuvre d’art, et c’est ce que j’ai aimé dans l’atelier : cette incertitude” explique le photographe.
Carla Sozzani - éditrice, galeriste, amie et soutien du couturier tout au long de sa carrière, aujourd'hui présidente de la Fondation Azzedine Alaïa - évoque avec émotion ses souvenirs à l'occasion du dévoilement du studio, qui se tient en parallèle de l'exposition Formes et patrons d’Azzedine Alaïa par Thomas Demand. Interview.
Franceinfo culture : dans quelles circonstances avez-vous rencontré Azzedine Alaïa à la fin des années 70 ?
Carla Sozzani, présidente de la Fondation Azzedine Alaïa : j'étais directrice des numéros spéciaux du Vogue Italie et la rédactrice de mode m'a dit : il faut absolument que l'on fasse un sujet sur ce couturier qui travaille avec le cuir d'une façon incroyable. On a fait six pages, c'était difficile car il n'était pas annonceur ! En novembre 1981, on a aussi fait un sujet consacré à sa collection avec les œillets - faite à l'origine pour Charles Jourdan en 1979, et que ce dernier avait refusé disant qu'elle était trop violente - dont Azzedine avait gardé toutes les pièces. Puis Rosine Baldaccini (la femme de César) a présenté au couturier son amie Nicole Crassat du Elle, qui lui a alors consacré de nombreux sujets. Et de là, tout s'est enclenché : je suis fière d'avoir été une des premières !
Quelles relations aviez-vous avec celui qui disait que vous étiez "la femme la plus intéressante d'Italie" ?
Il le disait toujours, c'est vrai ! Oui, c'était gentil (sourire). C'était surtout une complicité commencée dans les années 80 et étoffée au fil des années. Il était proche de ma fille, de mon neveu, de ma sœur [Franca, rédactrice en chef du Vogue Italie], nous étions comme une famille, avec une grande complicité de travail, de vie personnelle, de problèmes partagés... Azzedine créait des familles autour de lui, en faisant penser à chacun que l'on était les seuls dans son cœur, mais on savait que l'on était plusieurs (rires).
A sa mort, vous avez pris la tête de sa Fondation, qu'avez vous réalisé depuis 5 ans ?
J'ai avant tout créé la Fondation. Il ne voulait pas d'une fondation privée, il voulait qu'elle soit d'utilité publique, protégée par l'Etat Français. Il était obsédé par l'idée de protéger ses collections personnelles et tout ce qu'il avait acquis sur les maîtres de la mode et du design. C'était sa plus grande ambition, et j'ai fait ce qu'il voulait. Avec le directeur artistique Olivier Saillard, avec qui je m'entend très très bien, on a fait des expositions, soit ici à Paris soit à l'étranger.
La première exposition, c'était, en 2018, au moment de la haute couture [elle se tient traditionnellement en janvier], Azzedine était décédé le 18 novembre 2017. J'ai dit à Olivier, il faut faire une exposition. Il m'a répondu : on a un mois, alors, allons y ! On n'a plus pensé à la souffrance mais tout de suite à comment faire rayonner Azzedine, son nom, sa mémoire. En plus des expositions, on a fait des catalogues, des livres, des lectures, un prix pour les jeunes talents.
Puis, ensuite, nous nous sommes occupés d'archiver tout ce qu'il avait laissé. On a alors fait des travaux importants de rénovation dans l'immeuble pour protéger tout ce qu'il avait collectionné. Aujourd'hui, nous sommes fiers : on a des archives de musée mais on n'a pas terminé...
Vous dévoilez le studio, cela signifie que lors de son décès, tout a été recouvert de draps et que pas un vêtement, pas une esquisse, pas un outil, une aiguille n’ont bougés depuis ? A sa mort, j'ai déménagé tout le monde du studio dans un autre endroit. J'ai alors fait construire un grand mur en verre et on a couvert sa table et tout ce qu'il y avait avec des draps blancs en lin, comme Azzedine le faisait. Et on n'a plus rien touché. Cinq années sont passées, le moment est arrivé de le montrer pour que les gens puissent voir comment il travaillait.
On découvre le studio au travers d'une fenêtre, comment a été scénarisé le lieu ?
En réalité, à l'origine le studio faisait un L mais, deux ans après le départ d'Azzedine, on a créé un mur dans cette pièce pour créer, à côté, une petite salle d'exposition.
Quand Thomas Demand a voulu faire ce travail sur les patrons, on a regardé ensemble les photos et on a décidé de faire une exposition, ici, dans cette galerie attenante. C'est Thomas qui m'a proposé de faire une fenêtre ronde vitrée.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez franchi le seuil de ce studio, situé au premier étage, entre la cabine d’essayage et les espaces privés ?
La première fois que j'ai vu comment Azzedine travaillait, c'était à l'époque rue de Bellechasse, puis rue du Parc Royal. Il est venu ici, rue de la Verrerie, en 1990-91. Je me rappelle que pendant des années j'avais un bout de chaise à 20 centimètres de lui. Tout était plein dans l'atelier, même les chaises, on s'asseyait sur les livres (rires). Il faisait, lui même, les essayages, pas seulement sur les mannequins mais aussi sur les actrices. Il contrôlait tout.
Pour Olivier Saillard, directeur artistique de la Fondation Azzedine Alaïa, c'est un "capharnaüm poétique, où les idées naissent et prennent corps, c'est un cœur au sein de la maison de couture et des appartements privés du couturier". Et pour vous ? C'est Azzedine ! Si on veut faire un portrait d'Azzedine, c'est presque plus son studio qu'une photo de lui. C'est son portrait le plus intime, c'est là où il vivait.
Le couturier s'y réfugiait tard le soir, quand ses derniers amis quittaient la cuisine, c'était son refuge ?
Je pense que c'était sa façon de se concentrer, de se perdre un peu, une façon de rêver... Pendant la journée - entre les essayages, les gens du studio, la presse -, il n'était jamais seul, alors ses moments de création pour lui même, c'était le soir. Puis le jour, il mettait en place toutes les choses auxquelles il avait pensé.
Des anecdotes ?
Je me souviens qu'il s'amusait à faire des blagues : par exemple, il se moquait de son assistant japonais en lui disant qu'il y avait un fantôme au studio. Alors il tirait un tube en carton et s'exclamait : c'est le fantôme ! C'était une façon de se détendre mais il n'y avait jamais de tension en réalité. Je me rappelle de soirée où l'on buvait un verre jusqu'à tard, on dansait dans le studio. Il y recevait les gens qu'il aimait, pas tout le monde pouvait y monter.
C'est un endroit privilégié que l'on découvre aujourd'hui ?
De voir comment Azzedine travaillait, c'était important pour les jeunes car il voulait transmettre le plus possible, lui qui avait appris tout seul, en autodidacte. Il était fier de ca. Dans ma mémoire, Azzedine c'est un papier calque avec des épingles, de la craie, une règle, et des heures, des heures, et des heures de travail.
Dans la pièce ou se trouve la fenêtre sont exposées les photos de Thomas Demand. Ces photos de patrons révèlent un travail que le visiteur peut imaginer en train de se réaliser, de l'autre côté de la vitre, dans le studio ?
Oui absolument. Quand Thomas a voulu faire ce travail et le montrer, cela a paru comme logique d'ouvrir en même temps l'atelier aux yeux des autres. Il y a vraiment une conversation entre ces photos de patrons et le studio. Rien n'aurait pu être plus parfait. Il n'y a pas de moment meilleur pour le faire.
Jusqu'au 20 août, Azzedine Alaïa, Arthur Elgort.. En liberté, face à face singulier entre le couturier et le photographe, et Formes et patrons d’Azzedine Alaïa par Thomas Demand. Fondation Azzedine Alaïa. 18, rue de la Verrerie. 75004 Paris. Tous les jours de 11h à 19h.
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