Les dessinateurs de BD sont-ils des artistes comme les autres ?
Le festival international de la bande dessinée ouvre ses portes jeudi à Angoulême, mais les bédéistes sont toujours snobés par le milieu de l'art. Décryptage.
Pour fêter dignement ses 40 ans, le festival d'Angoulême (Charente), qui s'ouvre jeudi 31 janvier, a vu les choses en grand : expos à gogo, dédicaces par dizaines, concerts accompagnés d'improvisations dessinées… En 2012, la ville a accueilli près de 215 000 visiteurs, un record historique qu'elle espère bien dépasser cette année. Jamais la bande dessinée n'a été aussi populaire. Et le phénomène séduit le monde de l'art : ces dernières années, des galeries parisiennes spécialisées mais "arty" se sont montées (la galerie Anne Barrault, la galerie Martel, la galerie Jean-Marc Thévenet…). Mieux, les expositions faisant une petite place aux rois de la bulle dans des musées prestigieux se multiplient. Exemple ? Enki Bilal est actuellement l’invité du Louvre.
Et pourtant, aujourd'hui encore, la BD reste l'invitée surprise qu'on relègue à la table des enfants. Mis à part la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, retranchée à Angoulême, aucun musée consacré à la BD n’a ouvert en France. Et les institutions censées acquérir les grandes œuvres contemporaines, comme le Centre Pompidou, se désintéressent totalement du 9e art. D’où cette question provocatrice mais légitime : au fond, les bédéistes sont-il des artistes ? Réponse avec le décryptage de certaines des œuvres que vous pourrez voir à Angoulême cette année.
Longtemps réservée aux enfants
La bande dessinée est apparue en 1830 en Suisse, sous la plume d’un certain Rodolphe Töpffer (dont vous pouvez lire ici l’une des premières histoires). Elle est donc plus ancienne que le cinéma, né durant la seconde moitié du XIXe siècle. Comment expliquer que l’une continue d’être snobée quand la légitimité de l'autre ne fait aucun doute ? Parce que la BD a longtemps été étroitement liée, en Europe, à la littérature enfantine. En France, les histoires illustrées fleurissent dans la presse pour enfants : Le Petit Journal illustré de la jeunesse, La Semaine de Suzette, Cri-Cri, Fillette… Les héros sont alors Bécassine, Bibi Fricotin ou Babar.
Jusqu’aux années 1950, des générations de dessinateurs qui font leurs armes dans ce type de presse se voient plus comme des artisans que comme des artistes. Appliqués, minutieux, ils recréent des scènes réalistes et veillent à rendre leurs dessins les plus lisibles possibles. Observez Astérix et Obélix, les célèbres héros d'Albert Uderzo. Les traits de contour des personnages sont bien fermés, les couleurs en aplats simplifient la lecture de son dessin. Le "classicisme" du bédéiste est en complet décalage avec l'art contemporain du moment : les giclures de peinture abstraites réalisées par exemple par Jackson Pollock.
Il faut attendre les mouvement sociaux de la fin des années 60 et l’apparition de magazines BD plus adultes (L’Echo des savanes, Métal hurlant, Fluide glacial…) pour que les dessinateurs s’émancipent et libèrent leur style.
C’est le cas par exemple de l’auteur belge Didier Comès, qui fait paraître des albums à la beauté sombre, comme La Belette, dont nous reproduisons ici une planche. S'il sort du carcan étroit du style franco-belge, l’artiste, virtuose du noir et blanc, reprend en fait une technique ancienne, celle du clair-obscur, en confrontant dans ses dessins les ténèbres et la lumière. Comme les maîtres anciens, par exemple l'Espagnol Goya qui a réalisé de nombreuses gravures cauchemardesques (PDF), il tire de ces effets une atmosphère fantastique.
Mélange des genres
Aujourd’hui, la frontière entre les beaux-arts et la bande dessinée est de plus en plus poreuse. Des artistes contemporains exploitent l’univers de la BD (les Français Alain Séchas ou Gilles Barbier, par exemple), et des dessinateurs de BD lâchent le crayon pour des pinceaux.
Amis bédéphiles, saurez-vous reconnaître l’auteur de l'image ci-dessus ? En fait, ils sont deux ! Enki Bilal et l’artiste d’origine serbe Vladimir Velikovitch. Tirée de l’exposition "Quelques instants plus tard", qui confronte bédéistes et peintres, cette œuvre à quatre mains prouve bien que le "grand art" et le monde des bulles ne sont pas si éloignés. La technique d’Enki Bilal est d’ailleurs identique à celle d’un peintre classique : pour réaliser ses albums de BD, il utilise de l’acrylique sur des supports grand format (qu’il scanne ensuite pour composer ses planches).
Les aquarelles du prodige flamand de la BD Brecht Evens témoignent d’une évolution des mentalités. Déjà primé à Angoulême, cet artiste est issu non d’une école d’illustration, mais d’une école des beaux-arts. Comparez son style à celui d’Uderzo. Chez lui, il n'y a plus de traits pour cerner les formes. Le coloriste se repose entièrement sur les qualités de l’aquarelle, transparente, pour créer des décors et des personnages fantomatiques qui s’enchevêtrent. Dans cette image, les perspectives entrent aussi en collision, évoquant les œuvres cubistes.
Des dessins au service d'une histoire
Mais la bande dessinée n'est pas qu'un art graphique ; elle est aussi un art littéraire.
Travaillant sur les scénarios de René Goscinny, Morris, dont on reconnaît ici le personnage emblématique, Lucky Luke, fait preuve d’un sens évident de la mise en scène : il dramatise la situation en dessinant des cases muettes, superpose ses bulles, utilise des caractères gras… Bref, il accompagne le récit en mettant ses dessins au service d’une histoire. Cette dimension narrative est absente d’une grande partie de l’art contemporain. C’est peut-être ce qui explique le succès de la BD, et l’incompréhension d'une partie du public face à l’art actuel.
A lire :
Publié l’année dernière chez la prestigieuse maison d’édition Citadelles et Mazenod, spécialisée dans les livres d’art, L’art de la bande dessinée est LA référence si vous voulez approfondir le sujet. Les auteurs de cet énorme volume, presque tous historiens, racontent l’évolution de la discipline en la mettant en relation avec l’histoire contemporaine.
A lire également, L'intégrale Uderzo, dont un premier volume centré sur les années 1941-1951 est paru l'an dernier. Ou le papa d'Astérix tel qu'on ne le connaît pas : peintre, illustrateur pour France Soir ou France Dimanche (où il mettait en images des faits divers), amateur de western... Ce beau livre regroupe des archives précieuses et bien souvent inédites.
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