Les années de jeunesse de Jackson Pollock au musée Picasso : naissance d'un géant de la peinture américaine

En se concentrant sur les premières années de sa carrière, de 1934 à 1947, cette exposition explore tout le parcours artistique et intellectuel du peintre à ses débuts. Influencé par Picasso, il sera comme lui un artiste expérimentateur.
Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7 min
Jackson Pollock, "Untitled", 1938-1941. (POLLOCK-KRASNER FOUNDATION / ADAGP PARIS 2024)

Difficile à croire, mais l'exposition Jackson Pollock - Les premières années présentée au musée Picasso, à Paris, du 15 octobre au 19 janvier 2025 est la première consacrée en France à ce géant de la peinture américaine depuis Pollock et le chamanisme, à la Pinacothèque, en 2008. Certains verront donc pour la première fois ces toiles iconiques rarement prêtées par les musées américains. Plusieurs ont même traversé l'Atlantique pour la première fois de leur histoire.

Point de départ de l'exposition : le dialogue entre Pablo Picasso, né en 1881 et Jackson Pollock, né en 1912. Un dialogue à sens unique puisque c'est surtout Pollock qui regarde Picasso. Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés, Picasso n'étant jamais venu aux États-Unis et son cadet ne s'étant jamais rendu en Europe. C'est dans les revues spécialisées que Pollock découvre l'œuvre du maître espagnol. Son influence apparaît de façon évidente au début de sa carrière, comme le montre la toute première salle de l'hôtel Salé.

Jackson Pollock, "Mask", 1941. (POLLOCK-KRASNER FOUNDATION / ADAGP PARIS 2024)

Jackson Pollock, né dans les plaines du Wyoming, au nord-ouest des États-Unis, a grandi aux environs de Los Angeles. En 1930, il rejoint son frère aîné Charles, artiste peintre lui aussi, à New York. Plusieurs galeries y exposent déjà les œuvres de Picasso. En 1939, une grande rétrospective est organisée au MoMA, le musée d'art moderne, portant sur ses quarante premières années de création. On sait que Pollock est allé la voir à plusieurs reprises.

Il sera très durablement marqué par Guernica, une immense toile cubiste peinte par Picasso en 1937 après le bombardement d'une petite ville espagnole par les forces franquistes et nazies. Pollock repère des formes dans l'œuvre de Picasso que l'on peut retrouver parfois dans ses dessins. L'exposition met en regard des croquis des deux peintres. Le cheval et le taureau, motifs chers à Picasso, seront aussi très présents dans les premières œuvres de Jackson Pollock, et ce, durant plusieurs années.

"Il a vraiment pensé à tout"

La commissaire de l'exposition, la conservatrice du patrimoine Joanne Snrech, raconte cette anecdote révélatrice de l'admiration, peut-être teintée d'un soupçon d'envie, que Pollock vouait au maître espagnol. Son épouse, Lee Krasner, était elle-même artiste. Un jour, alors qu'ils travaillaient tous les deux dans leur atelier, elle entend un grand bruit. Elle rejoint Pollock et voit à ses pieds le catalogue de l'exposition Picasso. Et son mari de s'exclamer : "Il a vraiment pensé à tout !"

Il y a derrière cette petite histoire l'idée d'une émulation. Pollock est stimulé par l'immense talent de Picasso. Il lui ouvre la voie vers une peinture expressive singulière, figurative et informelle. Il sera comme Picasso un artiste expérimentateur.

L'influence des surréalistes

À la fin des années 1930 et pendant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de surréalistes émigrent aux États-Unis (André Masson, Marcel Duchamp, Max Ernst, André Breton...) apportant également avec eux une dimension expérimentale. Pollock, moins solitaire qu'on ne le pense, rencontre de nombreux artistes et se lance par exemple dans des peintures collaboratives à six mains. L'exposition présente le seul tableau expérimental, daté de 1941, ayant survécu de cette époque. On y voit une technique proche du dripping qui consiste à projeter la peinture au hasard sur la toile.

Dans le tableau baptisé Bird, aujourd'hui conservé au MoMA de New York et daté de 1938-1941, il reprend un vocabulaire symbolique très inspiré par l'art des natifs américains qu'il a pu observer au cours de ses voyages à travers les États-Unis. Il teste aussi des matériaux comme le sable que l'on retrouve dans l'exposition dans un superbe tableau d'André Masson, un peintre français qui va fortement marquer Pollock à cette époque. Il participe aussi à des séances d'écriture automatique organisées par Roberto Matta.

Jackson Pollock - Moon woman - 1942 (WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM)

Au début de l'année 1939, Pollock est suivi par l'analyste jungien Joseph Anderson pour tenter de résoudre ses graves problèmes d'alcoolisme. Il apporte à son thérapeute près de 70 dessins, utilisés comme cadre de ses séances pour soutenir son propos parce qu'il a du mal à s'exprimer.

Dix de ces dessins présentés dans l'exposition témoignent des influences qui traversent son travail à cette époque, dont celle de Picasso. On retrouve le motif du taureau, de la langue épée. C'est une sorte de synthèse de tout ce qui l'inspire à ce moment-là de sa vie avec une place grandissante occupée par la psychanalyse.

Le soutien de Peggy Guggenheim

Une petite salle sombre est consacrée à la première exposition personnelle de Jackson Pollock à New York. Elle se tient en novembre 1943 dans la galerie de Peggy Guggenheim, Art of the Century, et marque un tournant dans sa carrière. Cette mécène possède une grande collection d'art des avant-gardes européennes. Elle expose les pionniers du Vieux Continent (les surréalistes, Picasso, Miro...) et, en même temps, s'ouvre à la jeune génération américaine qui se voit légitimée par cette proximité. C'est Peggy Guggenheim qui fit signer au jeune Jackson son premier contrat, lui octroyant une rémunération mensuelle pour qu'il se consacre pleinement à son art.

Quatre œuvres présentées à Paris ont fait partie de cette exposition devenue mythique. La plus connue est The She-Wolf [La Louve], datée de 1943, première œuvre de Pollock acquise par un musée, le MoMA en 1944. Pollock n'a alors qu'une trentaine d'années. Entrer très tôt dans les collections du grand musée new-yorkais marque pour lui une vraie reconnaissance.

Jackson Pollock, "The She-Wolf"(1943) - Huile, gouache et plâtre sur toile. (POLLOCK-KRASNER FOUNDATION / ADAGP PARIS 2024)

Sur ces grands tableaux, il commence à proposer des choses nouvelles : une matière lisse avec des aplats de couleur bien posés sur le fond de la toile et, par-dessus, une écriture calligraphique qui vient recouvrir l'ensemble et qui préfigure ses recherches sur le all over, l'idée d'une indistinction entre le fond et la forme et d'une composition qu'on pourrait lire dans n'importe quel sens. Sur d'autres tableaux peints pour cette exposition, on a déjà des recherches sur la matière, qui est beaucoup plus présente sur la toile, avec une part plus grande laissée au hasard et aux "accidents" de peinture comme dans The She-Wolf [La Louve en français].

On note par exemple les premières coulures laissées volontairement sur la toile par l'artiste, de petits empâtements, une présence plus forte de la matière avec des couches picturales qui se superposent. À propos de ce tableau, il dira en 1944 que ce n'est pas forcément le mythe de Romulus et Remus et de la fondation de Rome qui l'a inspiré : "J'ai peint The She-Wolf parce que je devais la peindre. Toute tentative de ma part de l'expliquer ne ferait que la détruire." Le peintre avance l'idée très surréaliste d'un sujet qui surgit sur la toile presque par-delà l'artiste, l'idée de l'inconscient qu'il parvient à faire émerger sur la toile. Quatre autres expositions seront ensuite organisées dans cette même galerie. Un tremplin pour tout le reste de sa carrière.

La genèse des toiles monumentales

En 1945, Pollock et son épouse Lee Krasner quittent New York pour s'installer dans une ancienne ferme de Springs, sur l'île de Long Island. Dans cette maison plus spacieuse, il va pouvoir travailler sur des toiles plus grandes et au sol. Sur l'un des tableaux de la série Accabonac Creek (du nom de la rivière qui coule à proximité de la maison), intitulé The Key [La Clé] on distingue la trace sous-jacente des lames du parquet.

Il a appliqué son pinceau au sol, mais de façon encore traditionnelle, en le posant directement sur la toile. Avec la technique du dripping [laisser goutter en anglais] qu'il emploiera à grande échelle par la suite, il n'y aura plus de contact du tout. Pollock projettera la peinture sans toucher la toile. Dans son travail, la monumentalité apparaît dès 1943 avec l'introduction progressive du all over. "Les bords du tableau sont progressivement investis, on perd l'idée d'une centralité de la composition. C'est ce qui va l'amener vers les grands drippings monumentaux all over qu'on lui connait", explique la commissaire de l'exposition Joanne Snrech. Il réalisera notamment une œuvre immense pour l'appartement de Peggy Guggenheim.

Jackson Pollock, "The Key", 1946 (ART INSTITUTE OF CHICAGO THROUGH PRIOR GIFT OF MR AND MRS EDWARD MORRIS / BRIDGEMAN IMAGES.COM)

Dans sa dernière salle, l'exposition présente des pourings, des œuvres intéressantes qui préfigurent également la suite de son travail. On distingue une première couche appliquée au pinceau de façon assez méticuleuse qu'il recouvre ensuite de peinture projetée à l'aide du pinceau directement sur la toile. Les deux dernières toiles datées de 1946 et 1948 et conservées au Centre Pompidou montrent que sa technique s'affirme progressivement. Elles l'amèneront vers les grands drippings qu'il exposera pour la première fois en 1948. Cette technique de peinture éclaboussée qui deviendra sa marque de fabrique. On peut regretter que l'exposition ne nous offre pas au moins une toile monumentale de ce Pollock parvenu à maturité.

Musée national Picasso-Paris, 5 rue de Thorigny à Paris, ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 9H30 à 18H. Plein tarif 16 euros / Tarif réduit 12 euros

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