Miquel Barceló, le geste et la matière, au Musée Picasso et à la BnF
En 1996 déjà, Miquel Barceló avait fait une double exposition à Paris, au Centre Pompidou où il exposait ses œuvres du Mali, et au Jeu de Paume, qui organisait sa première grande exposition dans la capitale française. Il n'avait pas quarante ans.
Vingt ans après, l'artiste catalan dialogue au musée Picasso avec le maître espagnol dans une exposition centrée sur l'atelier, ou plutôt les ateliers, de peinture, de sculpture, de céramique. Et il expose son œuvre gravé à la Bibliothèque nationale de France. Une double exposition qui laisse voir son goût pour le geste et la matière et qui a pour titre "Sol y sombra", un titre qui évoque l'ombre et le soleil de l'arène de corrida, un thème cher à Barceló : l'arène est pour lui une métaphore de l'atelier. Un titre évoquant le blanc du plâtre et le noir de ses dernières céramiques fumées, et encore la lumière qui passe à travers la gigantesque fresque qu'il a tracée dans une fine couche d'argile sur la verrière jouxtant les expositions de la BNF.
Au musée Picasso, un "artiste complet"
Comme le souligne l'historienne de l'art Marie-Laure Bernadac dans le catalogue des deux expositions, Miquel Barceló est, comme Picasso, peintre, sculpteur, céramiste, graveur, un "artiste complet".Au musée Picasso, l'artiste a investi le sous-sol, mais on est accueilli dès le hall par une grande peinture, "Floquet de neu (flocon de neige), le gorille albinos" (1999), une espèce d'autoportrait. Barceló a souvent peint ce gorille qu'il avait connu au zoo de Barcelone, où sa cage lui faisait penser à son atelier, "plein d'objets détournés". Une figure dérisoire et fragile.
Dans la première salle, trois peintures monumentales évoquent encore l'atelier, avec un fouillis d'outils, de figures animales et humaines sculptées, de toiles. "L'atelier avec six taureaux" (1994), au centre vide, renvoie aux arènes. "J'aime bien cette image de l'atelier comme grand vide central, surtout parce que je travaille par terre", dit Barceló dans le catalogue.
Le plâtre et la céramique, art de la ville et art de la campagne
Plus loin, des plâtres sont posés sur une table grossière en bois : une ébauche du célèbre éléphant renversé ou une tête plantée de pinceaux, "L'artiste peintre". Des photos des ateliers de Picasso sont accrochées autour. "Miquel Barceló considère que le plâtre est un art urbain, c'est le plâtre de la construction", explique Violette Andres, une des deux commissaires de l'exposition. Barceló travaille cette matière dans son atelier parisien du Marais.En revanche, la céramique, c'est "l'art de la campagne", ajoute-t-elle. Il ne la travaille que dans son île natale, Majorque, où il a racheté une briqueterie. L'artiste s'est initié à la céramique avec les femmes dogon du Mali, où il a travaillé régulièrement depuis 1992 et jusqu'à ce que les événements politiques l'en empêchent. Dans sa briqueterie de Vilafranca, il continue à utiliser le four à bois traditionnel et la machine à fabriquer les briques.
Ces briques, comme les pots tournées par un potier traditionnel, il les déforme, les écrase, les gratte, les peint. Tout comme ses peintures sont pleines de relief, d'épaisseur, ses céramiques sont pleines de peinture. Les mêmes forces semblent à l'œuvre, les mêmes thèmes reviennent.
Un "Grand mur de têtes", évocation de l'humanité
De ces pots ou ces briques, il fait des corps de femmes, des autoportraits, des poissons et des coquillages sortis de l'univers marin dans lequel il a grandi. Sur une étagère, cinq pots écrasés les uns contre les autres et traversés d'une flèche rouge représentent "La Famille". Ses dernières céramiques, il les a posées sur le four où elles ont été recouvertes de suie noire. Un tableau tout noir leur fait écho.L'œuvre centrale de l'exposition est un mur éphémère de 350 briques, le "Grand mur de têtes", qu'il a monté avec un assistant pendant cinq jours. Des briques dans lesquelles il perce des yeux, sur lesquelles il trace des traits. Des objets qui prennent vie. "Pour lui c'est une succession d'autoportraits", explique Violette Andres : "Au-delà de l'autoportrait, au-delà de l'artiste c'est la figure humaine, c'est toute l'humanité" qu'il a voulu évoquer.
Ce n'est pas la première fois que Barceló construit un mur. "Au départ, il n'y avait pas de couleur, à part quelques touches de rouge. Là, pour le musée, il a introduit des pièces blanchies à la chaux et des briques fumées, une nouveauté", précise la commissaire. Ce mur fragile tenu par du torchis archaïque est plein d'espaces qui laissent passer l'air et la lumière, car bien que très terrienne, sensuelle, l'œuvre de Barceló aspire aussi à la légèreté.
L'arène comme l'atelier
Les tableaux d'arène pleins d'énergie centrifuge et de lumière, font écho à une "Assiette aux taureaux de Picasso". Mais si celui-ci s'intéressait au combat singulier entre le cheval et le taureau, ce qui intéresse Barceló, c'est l'arène en tant qu'espace, comme l'atelier.Plus loin, des fragments de maquette pour la fresque murale en céramique de la chapelle de la cathédrale Sant Peré de Palma de Majorque évoquent ce travail monumental réalisé entre 2001 et 2006. Les fractures qui traversent les plaques de terre peintes, d'où émergent des poissons ou sur lesquelles nage une raie, expriment la notion d'accident et de hasard si présente dans le travail de Barceló.
A la BNF, le "Grand verre de terre", fresque de terre et de lumière
A la BNF, il faut parler d'abord du monumental "Grand verre de terre", clin d'œil au "Grand verre" de Duchamp et hommage à l'art pariétal qui fascine Barceló. Dans une fine couche d'argile fraîche dont il a recouvert à la brosse une longue verrière du bâtiment, sur 190 m de long et 6 m de haut, il a dessiné avec ses mains des squelettes humains et des squelettes animaux, des poissons, des méduses et des coquillages, des léopards, des lézards, des éléphants, des Indiens avec une coiffe de plumes, des flèches, des traces de mains, un grand tourbillon… A travers cette fresque fantastique, qu'il dit "vivante" passe la lumière, qui varie selon les heures du jour.L'exposition est organisée autour de ses estampes et de son œuvre imprimé. "Il m'a semblé en voyant le travail de Miquel Barceló en gravure qu'il condensait tout son œuvre", explique la commissaire, Cécile Pocheau Lesteven. Barceló travaille la gravure depuis son adolescence : "Dans ses estampes on retrouve à la fois cette dualité qui parcourt tout son œuvre, à la fois une notion d'affrontement et un rapport très charnel à la matière, très organique et en même temps cette façon d'épouser et de faire naître, de matériaux informes, une image, un motif, son propos, comme une œuvre sortie du chaos."
60 estampes, des années 1980 à 2015
Autour de quelques peintures, céramiques ou sculptures, le parcours regroupe 60 estampes, des plus anciennes aux plus récentes, des lithographies offset aux couleurs vives du début des années 1980 aux tauromachies sur plaques de cuivres et aux portraits d'écrivains ("Lletraferits") tracés dans le bois à la tronçonneuse de 2015.Quelques matrices accrochées côte à côte évoquent le rapport à la matière qui s'exprime dans la gravure : cuivre, pierre lithographique bois mangées par les termites au Mali. Toujours avide d'expérimentations, Barceló a inventé là-bas ce qu'il a appelé les "xylophagies" : il a laissé les insectes ronger des plaques de bois gravées. Un procédé qu'il n'a pas vraiment développé après : "C'était plus l'idée de le faire qui me plaisait", dit-il dans le catalogue.
"Sol y sombra, Miquel Barceló", le catalogue
Dans le catalogue de la double exposition, Miquel Barceló raconte dans un entretien avec la commissaire de l'exposition de la BnF, Cécile Pocheau Lesteven, son intérêt pour la gravure et rend hommage aux imprimeurs, il dit son goût pour le détournement des techniques et l'expérimentation, le rapport entre ses gravures et ses sculptures. Il associe la gravure à une pulsion "initiale", celle de gratter, et souligne l'importance du plaisir et du geste dans son travail, des "notions fondamentales", opposant le burin au laser.
Marie-Laure Bernadac jette des ponts entre Picasso et Barceló, relevant leurs points communs : artistes complets, on trouve chez eux de mêmes thèmes récurrents, "l'atelier, la nature morte, l'animalité, la tauromachie". Ils ont aussi des "pratiques et des démarches similaires" et "le sens du cycle de la vie et de la mort, de même qu'une conception magique de l'art, héritée de la fréquentation, proche ou lointaine, de l'Afrique et de ses fétiches".
Dans un entretien avec Emilia Philippot, co-commissaire de l'exposition du Musée Picasso, Miquel Barceló raconte comment il est venu à la peinture, avec des pigments qu'il fabrique lui-même, il parle de Picasso, de l'atelier, de sa pratique du plâtre, où il met plein d'objets, et la céramique qu'il a apprise en Afrique, "comme il y a 5000 ans". Et aussi de ses innombrables carnets, dont on peut voir quelques spécimens dans une vitrine de la BNF, Il raconte son goût pour les œuvres monumentales et uniques, son travail pour la cathédrale de Majorque et la voute de stalactites pour le plafond de la salle de conférences du palais des Nations à Genève, un projet fou pour lequel il a utilisé 75.000 kilos de peinture.
"Sol y sombra, Miquel Barceló", Actes Sud, 39 €
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