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Alphonse Mucha, pionnier de la pub et défenseur de l'identité slave, au Musée du Luxembourg

Maître de l'art nouveau au style élégant, précurseur de l'affiche publicitaire moderne, Alphonse Mucha était un ardent défenseur de l'identité slave et tchèque, un engagement qui lui a inspiré une immense fresque. Une exposition au Musée du Luxembourg à Paris aborde ces deux aspects de sa carrière, pas forcément contradictoires (jusqu'au 27 janvier).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Alphonse Mucha : à gauche, "Boîte pour les gaufrettes vanille Lefèvre-Utile, c.1900, Fondation Mucha, Prague - A droite, "La Lumière de l'espérance", 1933, Fondation Mucha, Prague
 (A gauche et à droite © Mucha Trust 2018)

Alphonse Mucha, dans l'esprit du public, ce sont des affiches aux tons pastel, réimpressions d'affiches publicitaires ou de spectacles représentant toujours une femme aux traits doux, à la longue chevelure en courbes, entourée de lignes et de motifs floraux ou végétaux sinueux. Des affiches qui ont décoré de nombreuses chambres.
 
Certes, Mucha fut un affichiste de génie. Mais le Musée du Luxembourg veut également s'intéresser à un aspect moins connu, celui d'un artiste humaniste et nationaliste, au service de l'identité slave. Une cause présente dans toute son œuvre et en particulier à la fin de sa vie.
 
Il y avait eu une rétrospective Mucha en 1980 au Grand Palais. "Mais ici, nous présentons quelque chose de nouveau, au-delà de Mucha maître de l'art nouveau", souligne la commissaire de l'exposition Tomoko Sato, qui est conservatrice de la Fondation Mucha à Prague.

Reportage : N. Lemarignier, M. Birden, J.F. Lons, D.Chevalier


Un Bohémien à Paris

Mucha à la fin du XIXe siècle, c'est un "Bohémien à Paris". "Le terme de Bohémien est essentiel. Ça veut dire Tchèque mais aussi étranger à la société ou au système. Ses origines tchèques comptent beaucoup pour lui. Elles l'influencent toute sa vie", explique la commissaire.
 
Un autoportrait photographique le montre dans son atelier de la rue de la Grande Chaumière à Paris en costume russe. "La Russie à l'époque était importante comme symbole de l'unité slave", souligne Tomoko Sato. Or à l'époque son pays fait partie de l'empire austro-hongrois. Mucha est né en 1860 dans le sud de la Moravie, sous administration autrichienne.
 
Après avoir séjourné à Vienne et étudié à Munich, il arrive à Paris en 1887 et entre à l'Académie Julian. Favorable à une nation tchèque indépendante, il crée un club d'étudiants slaves. Au-delà de leurs différences stylistiques, un dessin de Frantisek Kupka qui lui est dédié témoigne des liens d'amitié entre deux des plus célèbres artistes tchèques.
Alphonse Mucha, "Gismonda" et "Médée", lithographies en couleur, Fondation Mucha, Prague
 (Mucha Trust 2018)


Célèbre du jour au lendemain

Pour gagner sa vie, Mucha illustre des livres : des dessins très académiques qui montrent sa virtuosité et sa formation. C'est la rencontre avec Sarah Bernhardt qui fait basculer sa carrière, presque par hasard, en 1894. L'actrice star joue dans un spectacle qui peine à trouver un public. Elle veut une nouvelle affiche pour relancer la pièce. On est à Noël, personne n'est disponible. Mucha se trouve chez l'imprimeur par hasard, on lui demande de faire l'affiche de "Gismonda".
 
Il produit une œuvre de format inhabituel, très allongée, peut-être influencé par l'art japonais. Il habille Sarah Bernhardt en noble Byzantine. L'affiche plait beaucoup à la star qui passe un contrat avec lui pour ses six spectacles suivants. Il y aura "La Dame aux camélias", sur fond d'étoiles argentées, un magnifique "Lorenzaccio", un dragon au-dessus de la tête, "Médée" les yeux exorbités… Et toujours le personnage au centre d'une affiche très allongée, la tête dans une niche.
 
"Gismonda" n'a pas plu seulement à Sarah Bernhardt : le public est fou de l'affiche placardée sur les murs de Paris : on tente de la décoller, on soudoie le colleur, on se rend chez l'imprimeur pour en obtenir une. "Mucha devient célèbre du jour au lendemain", raconte Tomoko Sato.
Alphonse Mucha, "Papier à cigarette Job", 1896, lithographie en couleur, Fondation Mucha, Prague
 (Mucha Trust 2018)

Des affiches publicitaires qui servent aussi à décorer

A partir de là, il va produire de nombreuses affiches publicitaires, qui ne servent pas seulement à la publicité. "A l'époque, on ne décorait pas sa chambre avec des affiches. C'est Mucha qui est au commencement de tout ça. Les affiches de Mucha sont très belles : celles de Sarah Bernhardt deviennent des pièces de collection. Alors les imprimeurs se sont demandé pourquoi ne pas les réutiliser comme des œuvres d'art. Ils ont commencé une production de masse d'images destinées à la décoration", raconte la commissaire.
 
Mucha fait de la publicité pour les champagnes, pour les biscuits Lefèvre Utile, pour des savons. Il décore des boites de biscuits, des flacons de parfum, toujours avec une jeune femme aux longs cheveux en volutes, des motifs tout en courbes, des fleurs…
 
"Il cherchait le meilleur moyen de porter le message de la publicité : on sait par ses écrits qu'il a beaucoup expérimenté en termes de composition. Le style Mucha c'est ça : il montre toujours de belles femmes. Comme les directeurs de marketing d'aujourd'hui, il comprend qu'une belle femme attire l'attention." Il utilise aussi les cercles et les lignes pour attirer l'oeil sur un élément, comme dans la publicité pour le chemin de fer "Monaco-Monte Carlo". Le mouvement du train est évoqué par la succession de trois cercles reliés par une longue tige. Souvent, les filles sur ses publicités vous regardent droit dans les yeux. "On considère fréquemment Mucha comme le fondateur de l'art publicitaire", fait remarquer Tomoko Sato.
Alphonse Mucha, "Salon des Cent : exposition de l'oeuvre de Mucha", 1897, lithographie en couleur, Fondation Mucha, Prague
 (Mucha Trust 2018)

Des motifs slaves

Ces affiches ont l'air tout à fait terre à terre. Mais Mucha, qui n'oublie jamais son pays et son combat pour l'identité slave, arrive à introduire dans des œuvres apparemment légères des éléments de sa culture que seul un œil averti pourra y déceler : des costumes, des motifs graphiques comme les grands cercles.
 
Dans l'affiche très célèbre du Salon des Cent 1897, qui a peut-être décoré le mur de votre chambre et qui a servi pour l'affiche de l'exposition du Grand Palais en 1980, la figure féminine incarne Mucha lui-même, selon Tomoko Sato : la commissaire fait remarquer la coiffe et le costume morave, les marguerites (fleur courante dans son pays). Le personnage montre une feuille où trois cercles sont dessinés, l'un orné de fleurs, l'autre de fruits et le troisième d'épines. Ils représentent, nous explique-t-elle, le présent, le passé et l'avenir de son pays. Et au centre, un cœur, c'est le sien, symbolise l'amour de sa patrie.
 
"Je veux travailler pour mon pays", voilà le message que Mucha entend faire passer. Au sommet de sa célébrité à Paris, il y pense toujours. Les Français n'ont sans doute pas relevé ces symboles, mais les Slaves certainement, selon Tomoko Sato.
Alphonse Mucha, "Nuit sainte", c.1900, pastel sur papier, Fondation Mucha, Prague
 (Mucha Trust 2018)

L'Epopée slave, le projet d'une vie

La notoriété venue, c'est au service de l'identité slave qu'il veut la mettre. Quand il est chargé de la décoration du pavillon de Bosnie-Herzégovine à l'exposition universelle de 1900, il est dans une position ambigüe : il travaille là pour l'empire austro-hongrois dont il combat le joug. Il veut s'inspirer d'épisodes tragiques de l'histoire bosniaque mais les autorités autrichiennes le censurent et il ne reste que des esquisses du projet initial.
 
L'œuvre de sa vie, c'est l"Epopée slave", un projet monumental de vingt tableaux illustrant des épisodes de l'histoire du monde slave, dont dix scènes de l'histoire tchèque. "A ce moment-là, il est très célèbre dans le monde entier, la presse le présente comme le plus grand artiste décoratif. Mais ce n'est pas forcément le titre auquel il aspire. Il voudrait prendre un nouveau départ, être un artiste d'un autre genre".
 
Il a besoin d'argent et peine à trouver un sponsor. C'est finalement aux Etats-Unis qu'il trouve en Charles Richard Crane, un homme d'affaires slavophile, son mécène. Rentré dans son pays en 1910, il travaille pendant quinze ans à ces toiles monumentales de 8 mètres sur 6. Des œuvres conservées à Prague qui voyagent peu et sont rarement exposées toutes ensemble : vous les verrez dans l'exposition sous la forme d'une vidéo géante, accompagnée d'études monumentales.
Alphonse Mucha, "Etude pour Femme dans le désert", c. 1923, huile sur toile, Fondation Mucha, Prague
 (Mucha Trust 2018)

Un nationalisme humaniste

Le nationalisme de Mucha n'est pas étroit et exclusif. Parlant de l'"Epopée slave", il disait : "Le but de mon œuvre n'est pas de détruire, mais toujours de construire, d'établir des ponts, car nous devons tous vivre dans l'espoir que l'humanité se rapproche, et cela d'autant plus facilement que les peuples se connaitront bien."
 
En 1898 il est entré dans la franc-maçonnerie, un engagement lié à sa foi en l'humanité et en la fraternité. Il deviendra grand commandeur du suprême conseil de Tchécoslovaquie après l'indépendance, comme le montre une photo. Il s'intéresse au spiritisme, il a des préoccupations spirituelles et veut diffuser avec son œuvre la Beauté, la Vérité et l'Amour.
 
Dans d'étonnants pastels, jamais exposés de son vivant, des figures un peu floues apparaissent derrière des brumes. Ces dessins plus spontanés contrastent avec son art de l'affiche très "calculé".
Alphonse Mucha, "Autoportrait en chemise russe (roubachka) dans l'atelier de la rue de la Grande-Chaumière", Paris, 1882, tirage moderne à partir du négatif original sur plaque de verre, Fondation Mucha, Prague
 (Mucha Trust 2018)

L'espérance dans un monde qui vacille

Dans sa phase tchèque, on reconnait le style de Mucha mais il s'est fait plus sobre, moins lumineux. Au-delà des indépendances, le monde va mal. La grande famine en Russie en 1921 lui inspire un tableau tragique où une mère porte son enfant mourant. La montée du nazisme l'inquiète. En 1933, il peint une scène où, au milieu des horreurs de la guerre, une jeune fille habillée en blanc serre contre elle une lampe, incarnant le message pacifiste ("La lumière de l'espérance").
 
En 1936 Mucha travaille à un projet qu'il veut monumental encore une fois, un triptyque illustrant l'âge de la raison, l'âge de la sagesse, l'âge de l'amour. On n'en connaîtra qu'une maquette et des études préparatoires : en 1939, après l'invasion de la Tchécoslovaquie par l'armée allemande, Mucha est arrêté par la Gestapo. Il est libéré mais sa santé se dégrade et il meurt le 14 juillet.
 
"J'ai toujours plaisir à imaginer à quoi ressemblerait cette œuvre s'il avait pu l'achever. Quoi qu'il en soit, nous connaissons son message et il est toujours valable aujourd'hui, dans ce monde difficile", conclut Tomoko Sato.
 
Au-delà de l'intérêt historique et culturel de cette deuxième partie de l'oeuvre, il se pourrait bien qu'on continue à ne retenir que les affiches brillantes et agréables qu'il a réalisées au début de sa carrière.

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