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Chagall et la musique : le pianiste Mikhaïl Rudy qui a connu le peintre, raconte

A quel point la musique peut-elle agir sur l'œuvre d'un peintre ? Début de réponse, avec Mikhaïl Rudy l'un des deux commissaires de l'exposition qui vient de s'ouvrir à la Philharmonie de Paris, "Marc Chagall : le triomphe de la musique". Musicien, érudit, connaisseur de l'œuvre de Chagall, Rudy a surtout bien connu le peintre pendant ses dernières années.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Détail d'un cliché du photographe Izis montrant Marc Chagall en 1964 au travail sur le plafond de l'Opéra de Paris. Ici, la partie du panneau concernant Mozart, le compositeur préféré du peintre.
 (ADAGP Paris. Photo Izis-Bidermanas)

Année 1977 : Mikhaïl Rudy est un jeune et brillant pianiste d'Union soviétique. Il profite de sa première tournée en Europe de l'Ouest pour demander l'asile politique en France. Marc Chagall, lui, d'origine biélorusse et naturalisé français en 1937, s'apprête à fêter ses 90 ans. Son ami, le violoncelliste Rostropovitch a alors l'idée de monter un concert en son honneur, avec une autre star mondiale, le violoniste Isaac Stern et le chef Paul Parey et décide d'associer aussi ce jeune pianiste Rudy qu'il veut aider… "Vous vous rendez compte ?", se demande encore aujourd'hui le musicien que nous avons rencontré il y a quelques jours. "Pour moi, Chagall était un mythe ! Alors que je me cachais des services secrets soviétiques, ce soir-là j'ai joué pour et devant Chagall, avec les plus grands musiciens, le Triple Concerto de Beethoven. Je n'avais alors que 24 ans".

Mikhail Rudy, ici en avril 2015.
 (BERNARDO MONCADA / NOTIMEX)

La rencontre de 1977 a eu une suite. Pendant sept ans, le pianiste a été invité à se produire une fois par an au Musée Chagall de Nice, installant ainsi une relation privilégiée avec le peintre : "je passais à chaque fois une journée entière avec lui. Il était très ouvert et curieux, car il connaissait très peu la jeunesse soviétique", dit Rudy. "Et ça l'intéressait aussi de comprendre quel regard celle-ci portait sur lui". Après sa mort, le pianiste a continué à jouer en sa mémoire à Nice. A la demande de ses petites-filles, il a même conçu récemment un spectacle s'appuyant sur un film d'animation réalisé à partir du plafond du Palais Garnier, l'oeuvre la plus connue de Chagall. Aujourd'hui, l'exposition "Marc Chagall : le triomphe de la musique", dont il est avec Ambre Gauthier, l'un des commissaires à la Philharmonie, est le prolongement de ce long compagnonnage.

"Un peintre à écouter"

Avant d'évoquer le parcours de l'expo, un mot sur la perception "musicale" des œuvres de Chagall. "La première fois que j'ai vu les œuvres de Marc Chagall - interdites en Union soviétique – c'était dans un magazine d'art yougoslave qui montrait l'inauguration du plafond de l'Opéra de Paris", raconte Mikhail Rudy. Je découvrais enfin ses œuvres, mais j'étais sans doute encore le seul à ne connaître que cette partie de Chagall ! Comme j'étais intéressé par le lien entre l'art et la musique, je me suis mis à jouer toutes les musiques qui étaient évoquées sur les panneaux de l'opéra. Chagall était devenu pour moi un peintre qu'il faut écouter et pas seulement voir !". Avec le temps, le lien se révèle très fort, aux yeux du pianiste, entre Chagall et la musique : "Il écoutait tout le temps la musique, il voulait qu'elle ait une influence sur sa peinture, et sûrement la résonance est permanente". Et s'il est vrai que l'on associe facilement l'œuvre du peintre au violon, à la tradition juive et en particulier à la musique klezmer, on ne rapproche pas nécessairement Chagall à la musique classique. D'ailleurs une exposition parallèle, à la Piscine de Roubaix, explore ces "Origines" musicales de Chagall. L'expo de la Philharmonie est dédiée au rapport à la musique dite "savante".

"Chagall était un mélomane averti", poursuit Mikhail Rudy, "il avait des goûts éclectiques, mais classiques, son compositeur préféré était Mozart, sorte d'idéal de l'art. Il était séduit en particulier par une légèreté apparente qui cachait une technique extraordinaire ! Et c'est ce que Chagall voulait aussi dans sa peinture". Mozartien, Chagall ?  "Oui, par exemple la façon de Mozart de développer une mélodie quasiment à l'infini sans qu'on en comprenne la technique, les déplacements d'accent, par exemple… C'est quelque chose qu'on trouve chez Chagall : il y a une sorte de lyrisme dans sa peinture", explique Rudy.

Le plafond de l'opéra Garnier vu de très près

Une autre dimension "mozartienne" de l'artiste, selon Mikhail Rudy, est le sens de la construction. "Le plafond de l'opéra est construit comme un opéra mozartien", dit-il : "ses panneaux sont divisés en 14 parties, il y a un équilibre des couleurs, c'est comme des accords majeurs, mineurs. Dans cette exposition, pour la première fois, toutes les esquisses du plafond sont montrées.
Esquisse pour le plafond de l'Opéra de Paris, 1963.
 (ADAGP Paris 2015 Chagall)
Autre esquisse pour le plafond de l'Opéra de Paris de 1963.
 (ADAGP Paris 2015 Chagall)
On peut voir que Chagall a commencé juste avec des couleurs, en cherchant leur équilibre : le plafond aurait pu devenir une peinture abstraite. Après sont apparus les personnages, et avec eux Chagall a trouvé le rythme. Et à la fin on a l'impression d'un foisonnement de mouvements, mais tout ça, c'est au prix d'une organisation extrêmement stricte et qui donne un équilibre harmonique à l'immense peinture. Or celle-ci est la façon dont Mozart construisait ses opéras".
Dans la salle consacrée au plafond de l'Opéra de Paris.
 (JACQUES DEMARTHON / AFP)

L'exposition de la Philharmonie ouvre sur cette salle du plafond de Garnier. Salle magnifique, très instructive et vraiment émouvante. Car grâce à un dispositif conçu par le Google Lab avec l'Opéra de Paris, de numérisation du plafond en "ultra haute définition", on peut voir de très près, dans le détail, ce que, installé dans un fauteuil à Garnier et en se tordant le cou on ne verra jamais ! La vidéo qui passe en boucle est accompagnée d'une bande-son correspondant aux quatorze compositeurs et œuvres auxquelles Chagall rend hommage. Bouche bée, on écoute donc, des "Indes Galantes" de Rameau à la "Traviata" de Verdi, et l'on reconnaît ici "Pelléas et Mélisande" de Debussy, là "Daphnis et Chloé" de Ravel…
Cliché du photographe Izis de 1964 dans son intégralité. Chagall travaillant sur panneau consacré à Mozart.
 (ADAGP Paris 2015 Photo Izis-Manuel Bidermanas)
Par ailleurs, des dizaines d'esquisses des panneaux sont montrées, en même temps qu'un diaporama fait défiler de nombreux clichés du photographe Izis représentant l'artiste au travail entre 1963 et 1964.

Le laboratoire de Chagall

Après ce "panthéon musical" qu'est le plafond de Garnier, l'exposition suit un parcours chronologique inversé et retrace les différentes collaborations de Marc Chagall avec le monde de la musique des dernières aux premières : l'artiste travaille à la création des décors et des costumes de nombreux ballets et opéras, en particulier "La flûte enchantée" (1966-67, à New York), "Daphnis et Chloé" (1958-59, Bruxelles et Paris), "L'oiseau de feu" (1945, New York) et Aleko (1942, Mexico). Le deuxième grand intérêt – et plaisir qu'offre l'exposition est bien ici, dans la découverte d'un autre Chagall que celui qui est souvent présenté (les tableaux des rabbins, des violons, maisons, des femmes volantes) : le Chagall de l'artisanat (les costumes, notamment, dont certains sont encore utilisés par le Metropolitan Opera à New York, valent le déplacement) et de l'exploration de techniques, formes et matières très diverses : peinture sur tissus, céramique, collages... "Montrer l'audace de Chagall, était une de nos intentions" explique Mikhail Rudy  : "que les gens découvrent son laboratoire qui est une source d'expérimentations. Il y a un côté génie qui s'amuse, ludique, inachevé".
Costumes et travaux préparatoires.
 (JACQUES DEMARTHON / AFP)

L'exposition rend compte de cette liberté : "bien sûr", ajoute Rudy, "le travail théâtral impliquait qu'on fasse beaucoup d'esquisses pour arriver à faire un costume ou un décor… Souvent le résultat final est peut-être plus majestueux, plus abouti, mais on a aujourd'hui un matériel expérimental inouï, c'est lié au temps de la production dramaturgique musicale. C'est un peu comme les cahiers de Beethoven : il y a différentes idées, des phrases, des lignes, il se permet d'expérimenter, il jette, il émet différentes visions, différentes sonorités, différentes couleurs, il ne pense pas au résultat".

Le Théâtre d'art juif

L'itinéraire de l'exposition s'achève sur le "Théâtre d'art juif", œuvre majeure de Chagall de 1920 peu connue en France, car conservée à la Galerie Trétiakov de Moscou. Il s'agit des décors de ce théâtre né pour affirmer la culture yiddish d'avant-garde en Russie soviétique dans une conception moderne d'art total. La musique y a évidemment une place importante, aussi bien dans une des quatre allégories qui lui est consacrée (la figure du violoniste pour La Musique, à côté de La Danse, Le Théâtre et la Littérature) que dans la grande "Introduction", tableau évoquant à son tour les activités artistiques et politiques du Théâtre. "C'est unique, c'est une chance de l'avoir", dit Mikhaïl Rudy : "c'est une des grandes œuvres du 20e siècle, une sorte de "Guernica" de Chagall, son grand chef d'œuvre".
Les quatre Allegories du Théâtre d'art juif
 (JACQUES DEMARTHON / AFP)

Avant de quitter Mikhail Rudy, nous l'interrogeons sur ce que Marc Chagall lui a transmis de plus important : "c'est l'humilité. Il est mort à 98 ans, le soir d'une normale et dure journée de travail. Sa vie, c'était le travail et lui se voyait comme un humble artisan devant un travail infini. Il était détaché des honneurs. C'est clairement un exemple pour moi".

"Marc Chagall : le triomphe de la musique"
A la Philharmonie de Paris
Jusqu'au 31 janvier 2016


Voir la programmation musicale spéciale, du 16 au 18 octobre, autour de Chagall et la musique

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