Cet article date de plus de sept ans.

Derain, Balthus, Giacometti, trois artistes liés par l'amitié, au Musée d'art moderne de la Ville de Paris

Ça peut paraître étonnant de rassembler dans la même exposition André Derain, Balthus et Alberto Giacometti. Au-delà des différences de style, les trois artistes ont été amis pendant 30 ans. Le Musée d'art moderne de la Ville de Paris a voulu raconter cette relation, ainsi que les correspondances et les résonances entre leurs œuvres (jusqu'au 29 octobre 2017).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
André Derain, "Geneviève à la pomme" vers 1937-38, Collection privée - Balthus, "Les Joueurs de cartes", 1968-1973, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
 (A gauche © Thomas Hennocque © ADAGP, Paris 2017 - A droite © Balthus © Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam Photographer: Studio Tromp, Rotterdam)

Une petite "Nature morte aux poires" d'André Derain de 1936 ouvre l'exposition : les fruits et deux verres transparents se détachent sur un fond tout noir.
 
Quand on pense à André Derain, on pense plutôt au Derain fauve, à des paysages de bord de mer en rouge et bleu vif. "Derain est le peintre qui me passionne le plus, qui m'a le plus apporté et le plus appris depuis Cézanne, il est pour moi le plus audacieux", écrivait Alberto Giacometti. Mais c'est le deuxième Derain qui a fasciné Alberto Giacometti et Balthus. Celui qui est revenu à l'art du passé, à un certain classicisme, à partir des années 1920. L'exposition est l'occasion de voir ou revoir ce Derain-là, si différent du jeune Derain auquel le Centre Pompidou consacrera une monographie à l'automne prochain ("André Derain, 1904-1914. La décennie radicale", du 4 octobre 2017 au 29 janvier 2018).
 
Derain a vingt ans de plus que Balthus et Giacometti, ils font connaissance en 1933 et une forte amitié nait entre eux, qui durera tout au long de leur vie. C'est cette amitié entre trois artistes que le Musée d'art moderne de la Ville de Paris a voulu explorer.

Alberto Giacometti, "Femme couchée qui rêve", 1929, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington
 (Photo : Cathy Carver / Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution © Succession Alberto Giacometti (Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris + ADAGP, Paris) 2017)


Des résonances entre les oeuvres

Quoi de commun entre les sculptures filiformes de Giacometti et les peintures de Derain ? On peut voir plus de proximité entre les nus de Derain et Balthus. On n'a pas affaire véritablement à des influences mutuelles, plutôt à des résonances entre leurs œuvres. Et, au-delà des liens formels, il s'est agi de réfléchir à des "liens plus intuitifs", indique le directeur du musée, Fabrice Hergott. L'ambition de l'exposition, "ce n'est pas de faire une leçon d'histoire de l'art mais d'inviter à partager un regard, celui de ces trois artistes", souligne la commissaire de l'exposition, Jacqueline Munck. Repérer des rapprochements, des croisements.

Un des liens forts entre les trois artistes est le regard qu'ils portent sur l'art du passé : Derain découvre l'art océanien au British Museum et collectionne l'art africain dès 1906. D'où ses "Grandes baigneuses" de 1908 et son "Etreinte" sculptée dans un cube de pierre en 1918. En 1926-27, Alberto Giacometti s'inspire aussi de l'art non occidental pour diverses sculptures, notamment sa grande "femme cuillère". Balthus peint de petits tableaux d'après Piero della Francesca et Giacometti dessine d'après Dürer.
Balthus, "Jeune fille à la chemise blanche", 1955, Collection of The Pierre and Tana Matisse Foundation
 (Balthus © Collection of The Pierre and Tana Matisse Foundation - Photo Christopher Burke, NY)

Portraits croisés et natures mortes

Car si on pense d'abord à Giacometti comme sculpteur (on verra un grand "Homme qui marche" à la fin du parcours, ainsi qu'un bouleversant "Homme qui chavire", figure qui porte tout le drame humain), l'exposition montre essentiellement ses dessins et ses peintures. Des paysages un peu irréels qui répondent à ceux de Derain et Balthus. Des natures mortes -pommes posées dans un décor graphique de lignes verticales et horizontales - qui répondent à celles, plus classiques, des deux autres. Derain détache sur fond sombre un torchon ou un pot lumineux, en 1945 il tracera une carafe ou un compotier d'un trait blanc sur fond noir, des pommes à peine esquissées. Balthus, lui, fiche un couteau dans une miche de pain et une fourchette dans une pomme de terre, pose un marteau à côté d'une carafe brisée, exprimant une violence à peine contenue.
 
Balthus comme Derain peignent des figures féminines un peu absentes, des jeunes femmes à la poitrine dénudée. Les portraits croisés des mêmes modèles témoignent de la proximité des trois artistes : tandis que Balthus peint le marchand Pierre Colle, Derain fait le portrait de sa femme Carmen. Au milieu des années 1930, l'artiste et modèle Isabel Rawsthorne pose pour Derain et pour Giacometti.
André Derain, "Arlequin et Pierrot", Collection Jean Walter et Paul Guillaume, Paris, musée de l'Orangerie
 (RMN-Grand Palais (musée de l'Orangerie) / Hervé Lewandowski © ADAGP, Paris 2017)


Un rapport complexe avec la réalité

D'autres thèmes réunissent les trois artistes comme le sommeil et le rêve : jeunes filles endormies et abandonnées assez classiques de Balthus et Derain, sculpture plus énigmatique de Giacometti ("Femme couchée qui rêve", 1929). Ou bien le jeu : d'étranges joueurs de cartes de Balthus reprennent les tricheurs caravagesques, Derain met en scène "Arlequin et Pierrot", des figures tristes
 
Le monde du spectacle réunit aussi les trois hommes. Giacometti crée un arbre en 1961 pour la pièce "En attendant Godot" de Samuel Beckett, dont on peut voir une réplique récente de Gerard Byrne. Balthus imagine des décors et des costumes pour Camus et Artaud, Derain pour le Festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence ou l'Opéra de Paris.
 
Mais, finalement, c'est un rapport complexe avec la réalité qui les rassemble, veut nous dire l'exposition en conclusion. "Ces trois artistes très différents sont fédérés par une même passion pour la peinture et pour le réel", résume Jacqueline Munck : "Ce n'est pas du réalisme photographique, c'est une réalité augmentée et particulièrement humaine." En témoignent les bacchantes peintes par Derain à la fin de sa vie, corps nus minimaux et gesticulant dans l'obscurité, les étranges scènes de rue de Balthus ou le magistral "Homme qui marche" de Giacometti.
Alberto Giacometti, "Aïka", 1959, Fondation Beyeler, Riehen/Basel
	 
 (Photo : Peter Schibli / Beyeler Collection © Succession Alberto Giacometti (Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris & ADAGP, Paris) 2017)
 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.