Cet article date de plus de sept ans.

La collection très privée et inédite de Claude Monet au Musée Marmottan

Corot, Boudin, Manet, Renoir, Caillebotte, Cézanne : Claude Monet possédait à Giverny une importante collection, qui fut largement dispersée après sa mort. Le Musée Marmottan a tenté de la reconstituer et nous en raconte l'histoire, des cadeaux de ses amis aux achats qu'il effectua par la suite. Un parcours émouvant qui nous révèle un aspect inconnu de l'intimité du grand peintre
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
A gauche, Gilbert Alexandre de Séverac, "Portrait de Claude Monet" (janvier-juillet) 1865, Paris, musée Marmottan Monet, legs Michel Monet - A droite, Pierre-auguste Renoir, "La Mosquée. Fête arabe", 1881, Paris Musée d'Orsay, don de la Fondation Biddlen en souvenir de Margaret Biddle, 1957
 (à gauche © Musée Marmottan Monet, Paris / The Bridgeman Art Library - à droite © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Martine Beck-Coppola)

Claude Monet avait une collection personnelle, ça on le savait. Il ne la montrait pas, il la gardait chez lui à Giverny. "On en a eu une vague idée dans les années 1920", raconte Marianne Mathieu, chargée des collections du musée Marmottan Monet et co-commissaire de l'exposition. "Au soir de sa vie, Monet reçoit à Giverny quelques journalistes qu'il introduit dans ses appartements privés."
 
"Je suis un égoïste. Ma collection est pour moi seul… et pour quelques amis. Je la garde dans ma chambre autour de mon lit… Venez la voir", leur dit-il.
 
 "On a alors suffisamment d'informations pour identifier çà et là quelques œuvres, mais rien qui nous permette d'établir une liste ou l'histoire de cette collection. Ce qu'elle représente dans la vie de Monet, les différentes phases de sa constitution, nous l'ignorions totalement", souligne Marianne Mathieu.

Sujet : V. Gaget / M. Benito / L. Calvy / A. Gordon-Gentil


Quatre ans d'une enquête très minutieuse

Il y a bien eu un inventaire après le décès de Claude Monet, en décembre 1926, listant toutes les œuvres qu'il possédait. Mais le document a été détruit dans les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Son fils unique a hérité. Et on a fait un nouvel inventaire après le décès de celui-ci, en 1966. Mais entretemps, Michel Monet, amateur de voitures et de safaris en Afrique, avait besoin d'argent et avait vendu les œuvres les plus chères de la collection de son père.
 
"Pour la première fois, le public va pouvoir découvrir la collection privée, très privée, de Claude Monet, c'est quelque chose d'absolument inédit", souligne Marianne Mathieu. Si on savait que le peintre possédait telle ou telle œuvre, "on ignorait le contexte dans lequel elles avaient été acquises" et c'est seulement il y a quelques mois, au terme de quatre ans d'une enquête minutieuse, qu'il a été possible de raconter cette histoire et d'en faire le parcours, ajoute la commissaire. Tous les documents possibles ont été étudiés, les inventaires disponibles, les comptes rendus de visites, les catalogues d'enchères et les procès-verbaux de ventes, les correspondances entre les artistes.
 
Certaines œuvres étaient dans les collections du Musée Marmottan, qui a été désigné légataire universel par le fils de Claude Monet. De nombreuses autres, dispersées, ont fait l'objet d'un prêt pour cette exposition qui retrace chronologiquement la constitution de la collection, à travers une centaine de peintures, dessins, sculptures.
Edouard Manet, "Monet peignant dans son atelier", 1874, Stuttgart, Staatsgalerie 
 (BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image Staatsgalerie Stuttgart)


Portraits du jeune Monet par ses amis

Un petit Cézanne aux couleurs sublimes ouvre le parcours : alors que Cézanne figurera dans ses choix les plus importants quand il en aura les moyens, Monet n'a pas choisi d'acquérir cette "Partie de pêche" : il l'a reçue d'un marchand qui voulait acheter une de ses œuvres et n'avait pas les 100 F qu'il lui en demandait : le marchand lui a donné 50 F et ce tableau en complément. "C'est la première œuvre qui entre véritablement dans la collection de Monet, elle y entre par effraction. C'est la promesse d'une collection", raconte Marianne Mathieu.
 
Il y a plusieurs phases dans la collection de Claude Monet, qui dépendent des moyens qu'il a. Quand il arrive à Paris, en 1859, le jeune peintre n'a pas d'argent et il n'est pas question d'acquérir des œuvres. Mais ses camarades font des portraits de lui, émouvants témoignages sur le jeune artiste. Ils les lui offrent et il les gardera précieusement toute sa vie. Le premier est une caricature de Charles Lhuillier de 1859-1861. Le jeune homme est imberbe, tout comme sur le beau portrait peint par Gilbert Alexandre de Séverac en 1865. Dans un tableau de Carolus-Duran de 1867, Monet est devenu l'homme barbu qu'on connait.
Pierre-Auguste Renoir, "Mme Monet et son fils Jean dans le jardin à Argenteuil", juillet 1874
 (© Washington, National Gallery of Art, legs Ailsa Mellon Bruce, 1970 © Courtesy Washington, National Gallery of Art )


Portraits de famille de Manet et Renoir

Dans les années 1870, Claude Monet a rencontré Edouard Manet et les futurs impressionnistes, qui se retrouvent dans sa maison d'Argenteuil. Il pose pour eux, tout comme sa première femme Camille. Seul Edouard Manet a réussi à faire poser le couple ensemble, dans un tableau ("Monet peignant dans son atelier") où le visage du peintre est inachevé, une œuvre dont Monet ne s'est jamais séparé et qu'il n'a jamais montrée (aujourd'hui à Stuttgart).
 
Renoir peint Monet et Camille séparément mais, comme en témoigne une photo, Michel Monet les présentera ensemble dans un même cadre. Renoir peint aussi, en juillet 1874, Camille et leur fils Jean, dans le jardin, un tableau très esquissé qu'il aurait réalisé en un temps record lors d'une séance de pose improvisée. Même si ce sont des cadeaux, on peut se poser déjà la question du choix de ces œuvres, selon Marianne Mathieu : ce ne serait pas un hasard si Renoir a offert à Monet des œuvres "radicales", plus impressionnistes et moins "vendables" à l'époque.
Camille Pissarro, "Paysannes plantant des rames", 1891, Sheffield, Museums Sheffield, dépôt d'une collection particulière
 (Sheffield, Museums Sheffield )


Dons posthumes de Berthe Morisot et Caillebotte

De la fin des années 1870 au début des années 1890, les cadeaux dominent encore. Il s'agit souvent d'échanges entre les artistes. Et les cadeaux ne sont pas fortuits : ce n'est pas n'importe quelle œuvre qui entre à Giverny. Monet les choisit souvent. Il n'y a plus de portraits de familles. Il a plusieurs œuvres de Gustave Caillebotte dont un tableau offert après sa mort par le frère du peintre, Martial Caillebotte. Ce magnifique "Chrysantèmes blancs et jaunes, jardin du petit Gennevilliers", a une signification particulière pour Monet, puisque c'est Caillebotte qui l'a initié au jardinage.
 
Monet est très ami avec Berthe Morisot pour qui il a peint, sur mesure pour sa maison, une vue carrée de "Villas à Bordighera". Il a plusieurs œuvres de la peintre, dont un portrait de sa fille Julie qu'il a lui-même choisi parmi 300 œuvres après sa mort : dans une lettre elle avait demandé à sa fille de lui laisser un souvenir d'elle. Un tableau "typiquement de Berthe Morisot et extrêmement audacieux pour l'artiste", remarque Marianne Mathieu.
Pierre-Auguste Renoir, "Jeune fille au bain", 1892, New York, The Metropolitan Museum of Art, Robert Lehman Collection, 1975
 (New York, The Metropolitan Museum of Art )

Des peintures qui ne ressemblent pas aux siennes

Car, estime la commissaire, "Monet collectionne les artistes de son temps et les impressionnistes" et il choisit "des œuvres tout à fait caractéristiques" de chacun de ses amis. "Monet ne réunit pas des peintures qui ressemblent aux siennes. Au contraire, il va choisir des œuvres d'artistes qui partagent les mêmes préoccupations que lui mais qui proposent des solutions différentes."
 
L'exemple le plus parlant est celui de Pissarro, autre grand ami de Claude Monet. Pissarro demande de lui emprunter de l'argent pour acheter sa maison d'Eragny, en 1892, et en échange Monet veut absolument un tableau, "Paysannes plantant des rames". Problème, Pissarro vient de l'offrir à sa femme mais Monet n'en démord pas, c'est celui-là qu'il veut, et il l'aura. Un choix étonnant, souligne Marianne Mathieu, car Monet s'est toujours montré hostile au néo-impressionnisme, or cette toile est une des chefs-d'œuvre pointillistes de Pissarro.
 
Monet possède trois sculptures de Rodin, une "Jeune mère à la grotte", un bronze qu'il a échangé contre une grande peinture de Belle-Ile. Et aussi deux petits plâtres : l'un était resté à Giverny mais l'autre était totalement inconnu. "C'est la découverte de l'exposition", se réjouit Marianne Mathieu. Il a été trouvé chez des descendants de Monet au cours de l'enquête. Ces "Bacchantes s'enlaçant" portent une dédicace : "Au grand maître C. Monet, son ami Rodin".
Eugène Boudin, "Le clocher de Sainte-Catherine, Honfleur", vers 1897, Honfleur, musée Eugène Boudin, don Michel Monet, 1964
 (Henri Brauner )


De Boudin et Jongkind à Renoir et Cézanne

Dans les années 1890, Monet a désormais les moyens d'acheter et à partir du moment où il achète, ses amis artistes disparaissent de la transaction, il traite avec leurs marchands ou passe par les ventes aux enchères comme n'importe quel acheteur. Il le fait d'ailleurs discrètement, se faisant généralement représenter.
 
Ses premiers achats vont aux les précurseurs de l'impressionnisme, les aînés qui l'ont impressionné et influencé : des aquarelles d'Eugène Boudin, Jongkind et Delacroix, de petites huiles de Jongkind ou de Corot.
 
Mais les grandes acquisitions de Monet sont essentiellement des Cézanne et des Renoir.
Paul Cézanne, "Le Nègre Scipion", vers 1867, São Paulo Assis Chateaubriand. Don Henryk Spitzman-Jordan, Drault Ernanny de Mello et Silva, Pedro Luiz Correia e Castro et Rui de Almeida, 1950
 (João Musa)


Monet achète ce qu'il ne peint pas 

Une baigneuse de Renoir figurait dans la collection léguée au musée Marmottan. La correspondance entre Monet et son marchand Paul Durand-Ruel a fait découvrir l'existence d'une deuxième dont il s'est sans doute séparé par la suite et qui est aujourd'hui conservée à Tokyo. Leurs lettres évoquent une autre œuvre de Renoir, une vue d'Alger ("La Mosquée – Fête arabe") que le peintre tient à acheter alors que le marchand souhaite la garder pour lui, Il l'obtiendra finalement pour un prix qu'il juge excessif.
 
"Monet, c'est un peintre de paysages, il n'a jamais peint aucun nu. Qu'est-ce qu'il achète de Renoir ? Il achète son modèle iconique, la baigneuse. Il achète ce qu'il ne peint pas. Monet est marqué par le japonisme mais qu'est-ce qu'il achète de Renoir ? Ses peintures orientalisantes. C'est une sélection extrêmement pointue, complémentaire de sa propre production", analyse Marianne Mathieu. "Et aucun lien dans le cadre de ces acquisitions entre Monet et Renoir qui sont pourtant extrêmement proches et très amis."
 
Monet agit de même avec Cézanne : ils se connaissent depuis les débuts de l'impressionnisme et le peintre aixois a séjourné à Giverny. Mais quand Monet veut un Cézanne, Monet s'adresse à son marchand Ambroise Vollard.
Paul Cézanne, "Neige fondante à Fontainebleau", vers 1879-1880, New York, The Museum of Modern Art, don de M. et Mme André Meyer, 1961
 (2017. Digital image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence)

Une collection cohérente

"Collectionner Cézanne, c'est collectionner une peinture fort différente de la sienne. Monet c'est le peintre de l'instantané, Cézanne c'est le peintre de la permanence", souligne la commissaire.
 
Monet acquiert le fameux "Nègre Scipion", aujourd'hui à São Paulo, une vue de Fontainebleau sous la neige, des baigneurs qui sont présentés dans l'exposition. Il aura dans sa collection une quinzaine de Cézanne, un peintre qui contrairement à Renoir met longtemps à être reconnu et qu'il tient à soutenir.
 
Quelques œuvres de la collection sont décalées, plus anecdotiques : des peintures et dessins de la vie parisienne (dont une esquisse de Toulouse-Lautrec) et des portraits de sa seconde femme, Alice Hoschedé, et de ses enfants. Et aussi les estampes japonaises.
 
Mais en dehors de ces exceptions, "on est dans une collection qui est extrêmement cohérente, une collection impressionniste et pré-impressionniste. Monet a collectionné des artistes français qui partagent ses préoccupations et il choisissait des œuvres qui sont complémentaires des siennes", résume Marianne Mathieu. 

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.