Le dessin, les couleurs et les filles de Toulouse-Lautrec au Grand Palais
Au-delà des nuits de Montmartre, c'est un grand dessinateur, précurseur à bien des égards, disparu trop vite que nous présente le Grand Palais dans une grande exposition consacrée à Toulouse-Lautrec (jusqu'au 27 janvier 2020).
De la peinture des bordels et des filles de Montmartre à l'art de l'affiche et aux dernières toiles d'une nouveauté prometteuse, le Grand Palais à Paris consacre une grande exposition à Toulouse-Lautrec, pour "le réinscrire dans son époque et pour en comprendre toute la créativité, toute la liberté et toute la modernité", dit Danièle Devynck, co-commissaire de l'exposition et conservatrice en chef du musée Toulouse-Lautrec d'Albi, qui possède la plus importante collection publique d'œuvres du peintre.
Avec plus de 200 œuvres, l'exposition suit -chronologiquement- le parcours d'Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), depuis ses années de formation à Paris dans l'atelier de Fernand Cormon à partir de 1882. L'artiste vient d'une famille d'aristocrates du sud-ouest et, issu d'un mariage consanguin, il souffre d'une maladie des os. Adolescent, il est victime de fractures et, cloué au lit, il dessine frénétiquement. Il ne grandira plus et garde une silhouette ingrate avec des jambes courtes.
Chez Fernand Cormon, il apprend le dessin académique mais à la même époque il découvre les impressionnistes et le naturalisme. Avec une parodie du Bois sacré de Puvis de Chavannes, une scène mythologique, où il introduit des personnages contemporains et où il se représente, de dos, en train d'uriner, il affirme que son ambition est aussi grande que celles des peintres d'histoire, mais qu'il privilégie une autre thématique, celle de la société contemporaine.
Les nuits de Montmartre
On est en 1884 et c'est dans la vie de tous les jours -et de toutes les nuits- de Montmartre qu'il se plonge. Il est fasciné par les femmes du peuple qu'il y rencontre : la rousse Carmen Gaudin, il la peint de face, de dos. De Jeanne Wenz, il peint le profil particulier, il la représente attablée, un verre à la main. Au milieu des années 1880, il travaille encore sur toile. Il recherche l'attitude, l'expression. "Il tente de restituer la personnalité" de ses modèles, souligne Danièle Devynck. Et puis il s'empare de ces personnages féminins pour les resituer dans des scènes de la rue : une blanchisseuse qui plie sous le poids de son panier, une fille attablée dans un café, le regard perdu, une pierreuse (prostituée).
"Ces scènes naturalistes, il ne les a pas captées sur le vif, il les recrée dans son atelier. C'est quelqu'un qui pense son art", précise la commissaire. Deux dessins de femme à la sanguine, plus académiques, "montrent qu'il est un grand dessinateur, qu'il maîtrise complètement la manière classique", dit-elle. "Quand son dessin devient allusif ou elliptique, c'est volontairement, parce qu'il ne veut conserver que l'essentiel de ce qu'il représente."
Une peinture légère sur carton
C'est aussi à Montmartre que Toulouse-Lautrec commence à montrer son travail. Ses dessins sont publiés dans des journaux, en particulier Le Mirliton du chansonnier Aristide Bruant, qui expose aussi ses toiles dans son cabaret. C'est là qu'il est remarqué par le critique d'art belge Théo Van Rysselberghe. Invité à exposer à Bruxelles, il envoie onze œuvres au salon des XX. Parmi elles, Au Cirque Fernando : Ecuyère de 1887-1888, prêtée par l'Art Institute of Chicago. Cette œuvre est une démonstration de sa modernité, pour Danièle Devynck, une "prise de risque esthétique", avec son cadrage "photographique" où des personnages sont tronqués, le mouvement du cheval vu de l'arrière et son encolure qui appuie la courbe du bord de la piste, la grimace de l'écuyère en plein effort.
La peinture se fait légère et elle va l'être encore plus quand le carton devient son support privilégié. Il abandonne les fonds, se concentrant sur ses personnages. C'est la couleur du carton qui va faire office de fond. "Il travaille du bout du pinceau, avec une peinture extrêmement diluée de telle sorte que le liant est absorbé par le carton, seul le pigment reste en surface", explique la commissaire. D'ailleurs, souvent, et étonnamment, ces peintures à l'aspect inachevé lui servent de travaux préparatoires pour des œuvres graphiques.
Le quotidien des maisons closes
Dans deux grands tableaux carrés venus de Chicago, il peint les bals de Montmartre, avec leurs filles de joie qui attendent le client sous l'œil d'un souteneur, les danseurs et la police, dans une atmosphère un peu glauque.
L'artiste passe beaucoup de temps dans les maisons closes où il raconte avec une certaine tendresse la vie quotidienne des filles, en livrant une image pas du tout érotique, au réfectoire, au salon où, lasses, elles attendent le client. Sous l'œil dur d'une maquerelle, une fille remonte son bas : le contour des corps et des visages est marqué, noir.
Des affiches modernes
Le travail d'affichiste de Toulouse-Lautrec est particulièrement moderne, précurseur de l'art publicitaire à venir : on verra la célèbre image d'Aristide Bruant aux Ambassadeurs (1893), avec son écharpe rouge et son grand chapeau noir, synthétique et "complètement surprenante à l'époque", selon la commissaire, à tel point qu'elle ne plaisait pas du tout au directeur du cabaret.
Célèbre aussi, l'affiche de la Goulue au Moulin rouge (1891), où la danseuse disparait sous sa grande jupe blanche, avec au premier plan, en ombre, la silhouette étrange de Valentin le Désossé, son cavalier, qui la regarde. La composition frappe déjà les contemporains qui récupèrent l'affiche sur les murs.
Quand elle quitte le Moulin rouge, la Goulue s'installe à la Foire du Trône et demande à Toulouse-Lautrec de décorer la baraque où elle se produit. Il crée deux grands panneaux : sur l'un, il la représente en pleine gloire au Moulin rouge, sur l'autre on est aux premières loges pour assister à une "danse orientale" qu'elle effectue à la Foire du Trône, sous les yeux d'Oscar Wilde, du critique Félix Fénéon, de la danseuse Jane Avril, un des modèles favoris du peintre également présent dans le public.
Le fauvisme et l'expressionnisme annoncés
Les dix dernières années de sa courte vie, Toulouse-Lautrec travaille énormément : il produit près de 400 lithographies, 800 tableaux, des milliers de dessins. Mais il boit aussi énormément. L'alcool et la syphilis qu'il a contractée minent sa santé, physique et aussi mentale. À tel point que ses parents le font interner quelques mois en 1899 pour désintoxication.
Avant sa mort en 1901, il a peint à Bordeaux des tableaux d'un genre nouveau. Un examen à la faculté de médecine est une scène sombre représentée dans une pâte épaisse, sur toile. Danièle Devynck attire l'attention sur les mains, disproportionnées, au centre du tableau, sur les couleurs, rouge, vert, noir. On trouve la même disproportion dans son dernier tableau, le portrait de l'amiral Paul Viaud, grosse masse rouge qui tient un pistolet, où la mer est exprimée par des coulures, des éclaboussures.
Pour la commissaire, ces tableaux annoncent le fauvisme et surtout l'expressionnisme : "Lautrec est en train d'évoluer. Il a 36 ans, il va mourir à 37 ans, un âge où un artiste peut et va changer dans sa manière. Je crois qu'il faut retenir de ces dernières œuvres l'extrême liberté de l'artiste qui est en train d'aller encore plus loin dans son art."
Toulouse Lautrec, résolument moderne
Galeries nationales du Grand Palais
entrée square Jean Perrin, Paris 8e
tarifs : 15 € / 11 €
du 9 octobre 2019 au 27 janvier 2020
Horaires sur le site du Grand Palais
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