Les 20 dernières années de Francis Bacon, une exposition événement au Centre Pompidou
Soixante toiles dont douze triptyques des vingt dernières années de Francis Bacon sont exposées au Centre Pompidou. Un événement
Le Centre Pompidou expose une soixantaine de toiles de Francis Bacon (1909-1992) dont 12 triptyques impressionnants. Il ne s'agit pas d'une rétrospective : alors que l'artiste britannique peignait depuis la fin des années 1920, l'exposition se concentre sur la période qui a suivi la grande exposition organisée à Paris, au Grand Palais en 1971, soit ses vingt dernières années de création.
Pourquoi se limiter à ces vingt années ? L'exposition de 1971 est "un événement capital pour lui, c'est la plus grand jamais réalisée à partir de son œuvre", souligne le commissaire de l'exposition, Didier Ottinger. "Les historiens considèrent que c'est à partir de là qu'il est consacré de façon internationale."
1971, une date charnière
Et "c'est très visiblement un moment charnière. Il y a un avant et un après. La peinture n'est pas la même. Si les sujets sont dans la continuité de ce qu'il a fait avant, le style, le dessin, le chromatisme sont totalement différents". On s'en rendra compte en comparant les œuvres tardives aux quelques exceptions, aux quelques toiles exposées qui sont antérieures à cette date. Tout est plus épuré, le dessin est plus net, les couleurs (rouges, roses, orange, jaunes) souvent très vives, il y a moins de matière.
Cette date est aussi est celle d'un événement dramatique qui marque durablement le peintre. Son compagnon George Dyer s'est suicidé dans la chambre qu'ils occupaient tous les deux dans un hôtel parisien deux jours avant le vernissage de la grande exposition.
George Dyer est un petit malfrat qu'il a rencontré en 1963. La légende dit qu'il l'a connu alors que celui-ci tentait de cambrioler son atelier. Plus sérieusement, il l'aurait connu dans un pub. Son côté voyou a séduit Bacon mais, contrairement aux apparences, Dyer est d'une grande fragilité psychologique et il devient très dépendant de l'artiste. Les deux hommes boivent abondamment et leur relation s'est dégradée. Il a déjà fait une tentative de suicide peu de temps auparavant.
Culpabilité
Après le drame, Bacon éprouvera longtemps un grand sentiment de culpabilité. Grandioses et imposants, trois triptyques peints après la mort de Dyer occupent toute la première salle de l'exposition. Malgré leur dominante de rose, ils ont été baptisés les "triptyques noirs" (Black Triptychs) et se rapportent de façon assez claire au drame. L'un le décrit directement : on voit une figure sur des toilettes, dans la position où on a retrouvé l'ami du peintre, qui avait avalé un cocktail d'alcool et de barbituriques, on le voit aussi penché sur un lavabo (Triptyque mai-juin 1973). Le deuxième évoque l'escalier de l'hôtel où Bacon séjournait et il est dédié à l'ami défunt.
La passion de Francis Bacon pour la tragédie grecque se confirme à ce moment-là : ses tableaux seront peuplés, nous dit-on, d'Euménides, ces figures de l'Antiquité qui incarnent le remords, la culpabilité. Car c'est le propos de l'exposition, mettre en relation les œuvres du peintre avec des ouvrages de sa bibliothèque, qui a été conservée et qui comprenait un millier de livres. "Bacon était un lecteur avide, passionné", raconte Didier Ottinger, qui a sélectionné six livres lus par le peintre.
Textes déclencheurs d'images
Des extraits d'Eschyle, Friedrich Nietzche, Georges Bataille, Michel Leiris, Joseph Conrad et TS Eliot sont lus par des comédiens au fil de l'exposition. Le lien entre ces textes et les créatures étranges, torturées, déformées de Francis Bacon ne vous semblera peut-être pas évident, en l'absence de cartels explicatifs. Didier Ottinger revendique cette absence de cartels : "Quand on a des œuvres comme celles-là, j'estime qu'elles se défendent toutes seules et que c'est une expérience à laquelle il faut inviter le spectateur. Appréhender les œuvres d'art physiquement, émotionnellement", dit-il, renvoyant au catalogue, à l'album et au podcast du Centre Pompidou où il commente davantage les oeuvres.
De toute façon, Francis Bacon refusait toute approche illustrative. Dans un document filmé projeté à la fin de l'exposition, il raconte qu'il lit toutes sortes de livres et que la littérature lui provoque des images qui inspirent ses œuvres. "Les grands poètes sont de formidables déclencheurs d'images, leurs mots me sont indispensables, ils me stimulent, ils m'ouvrent les portes de l'imaginaire", disait-il.
"Les textes choisis sont des textes dont l'intensité je pense est aussi forte que celle des œuvres de Bacon dans un autre registre. Et le principe ici est fidèle à la façon dont Bacon traite de ses liens avec la littérature. Il n'y a pas d'automatisme, d'illustration", explique Didier Ottinger.
Corps
Oubliez donc si vous voulez les Euménides d'Eschyle, et la naissance de la tragédie chez Nietzche, Apollon et Dyonisos chez Bataille, Leiris et la tauromachie, pour vous laisser aller à la force des tableaux.
Francis Bacon peint surtout des figures, des boxeurs au sol, les corps fascinants des Study from the Human Body qu'il confronte à un environnement géométrique, dont on a l'impression que leur énergie a du mal à rentrer dans le cadre. Des créatures au corps tronqué, monstrueux. Des figures hantées par la violence, la mort ou l'érotisme. Il souligne souvent le caractère érotique d'une scène en projetant dessus une boule de peinture blanche.
Dans quelques cas, la figure disparaît comme dans cet impressionnant tableau peu ou presque jamais vu, Street Scene (with Car in Distance), 1984, noyé dans le rouge, où une voiture est en train de s'échapper du cadre en diagonale, tandis qu'une flaque de sang inonde le trottoir.
L'informe
A ceux qui trouvaient que sa peinture était horrible, l'artiste, marqué par les guerres, disait dans le document cité que "la vie est beaucoup moins cruelle que ma peinture. On passe sa vie bras dessus bras dessous avec la mort".
Dans des tableaux étonnants, où Bacon a voulu capter la vapeur, le sable d'une dune, des nuages, ce que Didier Ottinger appelle "une peinture de l'informe". De l'eau s'échappe d'un robinet (Water from a Running Rap, 1982) : cette peinture d'une simplicité extrême (quelques lignes, un peu de bleu clair, une masse floue sortant du robinet) réalisait selon lui parfaitement son projet artistique, il était "immaculé".
Pour Didier Ottinger, l'œuvre tardive exposée au Centre Pompidou "se dégage de la main, de la matière dans laquelle étaient empêtrés ses premiers tableaux. Dans les années 1960 on est dans des amas de matière. Dans cette (dernière) partie de l'œuvre, on a l'impression qu'il ne touche pratiquement plus les tableaux. Tantôt il projette des jets de peinture sur la toile, tantôt il souffle du pigment. On a l'impression qu'il est à la recherche de formules techniques qui vont lui permettre de produire ces tableaux immaculés".
Dans la dernière toile achevée de Francis Bacon, Study of a Bull (1991), complètement dépouillée, le taureau, incarnation de la force animale, peint en noir et en blanc, s'efface à moitié, semblant hésiter au seuil de l'arène. Malade, l'artiste sentait-il la mort venir ?
Bacon en toutes lettres
Centre Pompidou, Paris 4e
du 11 septembre 2019 au 20 janvier 2020
Tous les jours sauf les mardis et le 1er mai, 11h-21h, le jeudi jusqu'à 23h
Tarifs : 15 € / 12 €
Réservation obligatoire
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