Les intérieurs silencieux de Vilhelm Hammershøi au musée Jacquemart-André
C'est un petit cabinet entre deux portes blanches, l'une ouverte et l'autre fermée, dont les lignes verticales structurent le tableau comme les larges lattes du parquet. La lumière vient d'une fenêtre qu'on devine. Dans l'embrasure, une femme vêtue de noir se tient de dos, debout dans la clarté. La tête légèrement penchée, elle ne regarde pourtant pas vers l'extérieur, elle semble plongée dans ses pensées.
Vilhelm Hammershøi est connu pour ses scènes d'intérieur aux tons subtils de blanc et de gris. Des tableaux comme celui-ci, il en a peint des dizaines tout au long de sa vie, souvent habités par un personnage féminin de dos.
Le peintre danois, redécouvert tardivement, n'avait pas eu de grande exposition à Paris depuis celle du musée d'Orsay en 1997. Au musée Jacquemart-André, ce que le commissaire de l'exposition, Jean-Loup Champion, a voulu montrer cette fois, c'est que tout en peignant de façon tout à fait classique des thèmes à la mode au Danemark à son époque, il l'a fait d'une façon originale et beaucoup plus forte que ses contemporains. Il l'expose donc avec quelques toiles de ses amis danois, pour le remettre dans son contexte.
La peinture en famille
Né dans une famille aisée, Vilhelm Hammershøi a suivi une formation classique dans une ville, Copenhague, qui était à l'époque le centre des arts de tous les pays du nord.Il suit la tradition, réalisant des portraits, des intérieurs, des nus, des paysages. Peintre très cultivé, il ne veut pas qu'on pense qu'il ait pu être influencé par qui que ce soit. Toutefois, il réalise un portrait de sa mère qui est un hommage avoué, le seul, à celui de Whistler.
De vrais portraits, il en fait peu. Au début, vers 1890-1892, il peint Ida, alors sa fiancée, en gros plan. Ensuite, sa femme sera un élément de ses tableaux, de son univers, une figure un peu mystérieuse. Vilhelm Hammershøi est un taciturne, il n'est pas du tout mondain. Il ne sort pas de la famille. Dans ses tableaux, il représente essentiellement Ida, son frère Svend, ses amis peintres Carl Holsøe ou Peter Ilsted.
On ne communique pas, dans les toiles de Hammershøi
Dans la première salle de l'exposition, deux grandes toiles frappent particulièrement. La première représente trois femmes, Ida et ses deux belles-sœurs, assises près d'une table. L'une lit, les deux autres ne font rien et regardent dans le vide. Leurs trois paires de genoux se touchent mais elles ne se regardent pas, ne se parlent pas. ("Trois jeunes femmes", 1895).Le deuxième tableau, le plus grand de Vilhelm Hammershøi, représente cinq hommes autour d'une table, dans une ambiance sombre. Eux non plus ne communiquent pas. Là toujours, il s'agit de proches, son frère et des amis liés au monde de l'art. Le tableau semble classique mais il a fait scandale. Si on regarde bien, le personnage situé à droite, Carl Holsøe, les pieds posés sur une chaise, nous présente la semelle de ses chaussures au premier plan.
Rapidement, "Hammershøi a trouvé son style et ses sujets et n'en change pas. On ne voit pas d'évolution dans son style ou quasiment pas", note Jean-Loup Champion. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il a beaucoup voyagé mais on a l'impression qu'il n'a rien vu, puisqu'il peint essentiellement son intérieur.
L'appartement devient son atelier
Son appartement devient son atelier, il en retire la plupart des éléments décoratifs, gardant un meuble ou deux, toujours les mêmes. Dans cet intérieur familier, il place un personnage, souvent une femme de dos, en robe noire et tablier blanc. Mais ce n'est pas la peinture d'intérieur qui fait son originalité : les peintres danois à ce moment-là font des intérieurs avec des femmes de dos. Ce qui le distingue, c'est qu'il le fait différemment.Quelques tableaux de son ami Carl Holsøe, de son frère Svend ou de son beau-frère Peter Ilsted montrent des cadres similaires, un intérieur, une fenêtre, des portes. Mais c'est moins austère, moins dépouillé, il y a plus de couleurs, on voit le jardin par les fenêtres alors que chez Hammershøi elles semblent aveugles, les miroirs ne renvoient pas d'image. Chez ses amis, une femme s'occupe de son enfant, une autre met la table. Hammershøi, lui, peint souvent des figures qui ne font rien ou dont on ne voit pas ce qu'elles font.
Un peintre géométrique
D'ailleurs, les femmes de dos dans un intérieur, il ne les a pas inventées. C'est Carl Holsøe qui le premier a peint ce thème ("Intérieur, femme lisant", 1886). "L'influence marche dans les deux sens, même si, après, Hammershøi a été plus radical". Il n'y a plus de fleurs sur la table, les femmes ne lisent plus. "C'est un peintre géométrique. Il ne voulait pas faire de psychologie, il ne voulait pas de narration."Hammershøi peint d'autres intérieurs du même genre mais vides de toute présence humaine. Moins mystérieux, plus rassurants et paisibles peut-être, paradoxalement moins austères. Les rayons du soleil passent à travers une fenêtre à petits carreaux pour se projeter au sol et structurent verticalement et horizontalement le tableau, comme les habituelles portes blanches à moulures ouvertes ou fermées, les larges lattes de parquet ou les pieds d'une table. "Tout est géométrique" chez Hammershøi, remarque le commissaire.
La lumière aussi a une importance fondamentale. En 1905 Il peint la cour du Strandgade 30, l'adresse où il a vécu de nombreuses années, comme une architecture de fenêtres à petits carreaux : un rayon vient éclairer le battant ouvert de celle où se penche Ida, son fichu blanc illuminé, tandis que les étages inférieurs, gris, sont de plus en plus sombres.
Des paysages réduits à l'essentiel
Moins connus, les paysages de Hammershøi sont étonnants de dépouillement aussi : il enlève tous les détails pittoresques pour réduire la toile à deux bandes horizontales, un grand ciel gris et une étendue de lande, séparées par une fine ligne où apparaissent quelques arbres et maisons minuscules. "Il peint ce qu'il voit mais pas ce qu'il a sous les yeux", remarque Jean-Loup Champion.Plus rares encore, ses quelques nus sont étonnants. Un grand nu de face, très blanc sur un fond uni fait penser à Lucian Freud, remarque Jean-Loup Champion. "C'est totalement clinique, il en a enlevé toute la sensualité. C'est une peinture qui dérange énormément, ce qu'il a fait de plus radical. C'est d'une modernité absolue."
Submergé par les avant-gardes du début du XXe siècle, Hammershøi a été oublié ailleurs qu'au Danemark. Redécouvert hors de ses frontières il y a seulement quelques années, il connait un regain d'intérêt.
Ses intérieurs avec un personnage à l'air perdu "nous font penser à Edward Hopper, 40 ans plus tôt. C'est le même genre de sensibilité, c'est peut-être ça qui nous attire aujourd'hui", remarque Jean-Loup Champion.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.