Matisse, Frida Kahlo, Colette... Ce qu'il est possible de faire (ou non) avec les œuvres de ces artistes, tombées dans le domaine public le 1er janvier
Peut-on faire désormais ce que l'on veut avec des peintures d'Henri Matisse, des portraits de Frida Kahlo ou des écrits de Colette ? Pas si simple. Pourtant, depuis le 1er janvier, leurs œuvres sont désormais dans le domaine public. En France, comme dans les autres pays de l'Union européenne, le droit d'auteur protège toute œuvre jusqu'à 70 ans après la mort de l'auteur ou autrice. Cette durée est variable selon les régions du monde concernées. "Après l'expiration de ce délai, n'importe qui peut exploiter gratuitement l'œuvre en question", rappelle à franceinfo Bérénice Ferrand, avocate associée au sein du cabinet Squair, exerçant en droit d'auteur.
Une œuvre peut alors être librement utilisée, reproduite ou adaptée sans demander l'accord des ayants droit ou leur verser une rémunération. La reproduction consiste par exemple pour un éditeur à "frapper différents exemplaires d'un ouvrage, ou pour un fabricant de vinyles, de recopier l'œuvre originale pour concevoir plusieurs vinyles", illustre-t-elle. Il est également désormais possible de les "communiquer au public, de les diffuser et d'en faire une exploitation commerciale".
Des droits moraux perpétuels
Mais certains droits ne rentrent pas dans le domaine public, c'est notamment le cas des droits moraux. "Ils ne peuvent pas faire l'objet d'une commercialisation, ne se prescrivent pas dans le temps, sont inaliénables et perpétuels", avance Bérénice Ferrand. Citons notamment le droit de paternité, qui oblige à mentionner le nom de l'auteur quand on exploite son œuvre. Il faut aussi veiller au respect de l'intégrité de l'œuvre : "Vous ne pouvez pas la fragmenter, la modifier, sans l'autorisation de l'auteur ou de ses ayants droit", précise-t-elle.
Mettre en ligne la reproduction d'un tableau d'Henri Matisse, que ce soit à des fins d'usage commercial ou non, était illégal jusqu'au 31 décembre dernier. Mais depuis, il est possible de réutiliser ces œuvres pour les reproduire et les communiquer au public, potentiellement même en tirer un revenu, dans la limite du respect des droits moraux. "C’est-à-dire qu'il va falloir créditer Henri Matisse et ses héritiers, et il va falloir respecter l'intégrité de l'œuvre, ajoute l'avocate. Donc, vous n'allez pas pouvoir faire n'importe quoi avec."
"Vous ne pouvez pas porter atteinte à la philosophie de vie d'Henri Matisse."
Bérénice Ferrand, avocate exerçant en droit d'auteurà franceinfo
Est-ce qu'on peut alors imprimer sur un t-shirt la reproduction d'un tableau d'Henri Matisse sans risquer des poursuites judiciaires ? "Vous pouvez le faire, sauf à ce que les ayants droit considèrent que cette marchandisation de l'œuvre porte atteinte au respect de l'intégrité de l'œuvre et que peut-être, le fait de floquer un t-shirt avec un tableau du peintre pourrait porter atteinte à sa philosophie de vie et ses convictions personnelles", analyse Bérénice Ferrand.
Des précédents judiciaires sur Frida Kahlo
Cet aspect est peut-être le plus litigieux, c'est donc la justice qui tranche. Frida Kahlo est à cet égard assez emblématique sur la question des droits, tant son héritage a fait l'objet de batailles judiciaires. L'avocate rappelle l'exemple d'un procès en 2018 sur le partenariat entre la Frida Kahlo Corporation, société qui revendique tous les droits liés au nom et à l'identité de l'artiste mexicaine, et la société Mattel, qui crée les poupées Barbie. Les ayants droit ont fait interdire la production d'une poupée inspirée de Frida Kahlo.
Et le fait que ses œuvres soient désormais dans le domaine public en France ne change pas vraiment la donne. Il pourrait même y avoir d'autres litiges : "Les héritiers de Frida Kahlo ont exploité deux aspects. Les droits d'auteur pendant les 50 ou 70 ans, selon les territoires concernés, après la mort de l'artiste, et une fois que ces droits ont expiré, ils ont déposé la marque Frida Kahlo, observe Béfénice Ferrand. Et il faut savoir qu'une marque, sous réserve d'être renouvelée tous les 10 ans, est en réalité perpétuelle. La notion de domaine public devient donc plus floue, voire s'efface concernant la marque."
La Frida Kahlo Corporation chapeaute dans le monde entier les partenariats qui pourraient être noués avec des sociétés qui créent des produits dérivés. À partir du moment où ces droits ont expiré en Europe, en principe, il n'est plus nécessaire de solliciter une autorisation auprès de cette société. "Le problème, c'est que vous êtes quand même tenu par le droit moral de citer le nom de Frida Kahlo lorsque vous reproduisez et communiquez son œuvre au public."
"Et quand vous citez le nom de Frida Kahlo, vous êtes coincé par le droit des marques, puisque son nom est devenu une marque protégée qui le restera tant qu'elle sera renouvelée."
Bérénice Ferrand, avocate exerçant en droit d'auteurà franceinfo
"Vous êtes obligé d'appeler la Frida Kahlo Corporation pour obtenir une licence et donc l'autorisation de reproduire la marque, poursuit l'avocate. Ils ont trouvé un moyen de dépasser le domaine public pour obliger tous les potentiels utilisateurs des œuvres de Frida Kahlo à continuer à leur solliciter des autorisations, moyennant paiement de royalties."
Les choses se corsent avec l'intelligence artificielle
Le cas de Frida Kahlo étant plus clair, revenons donc à Henri Matisse pour la suite de l'exercice. Étant donné que ses œuvres sont désormais dans le domaine public, est-il possible d'utiliser l'IA pour créer des images basées sur son univers ? Théoriquement, oui. Mais un simple test sur ChatGPT et son outil de création d'images, DALL-E, tourne court. Quand on lui demande de générer une image inspirée d'un tableau du peintre, il refuse en évoquant un risque légal, bien qu'il reconnaisse que l'artiste est bien passé dans le domaine public.
L'outil accepte pourtant de générer des visuels inspirés par Van Gogh ou Claude Monet, par exemple, qui sont, eux aussi, dans le domaine public. ChatGPT se justifie en avançant que "les œuvres de Van Gogh, comme La Nuit étoilée, sont très souvent utilisées comme références dans des œuvres éducatives et créatives. Les outils de génération d'images ont tendance à accepter ces inspirations tant qu'elles sont présentées comme 'inspirées par' et non comme une copie directe." Pour l'outil d'intelligence artificielle, "la différence tient moins au statut légal qu'à une interprétation des risques et des sensibilités associés aux artistes", Henri Matisse étant considéré selon ChatGPT comme ayant "un style unique" qui est "plus étroitement associé à des droits de représentation".
Si un utilisateur compulsif de ChatGPT souhaitait se rabattre sur un autre artiste pour créer un business autour de l'exploitation d'œuvres tombées dans le domaine public, peut-il le faire ? "Si on estime qu'il n'y a pas de violation du droit moral et qu'il n'y a plus de droits d'exploitation, ce n'est pas attaquable sur le terrain du droit d'auteur." S'il n'y a pas de marque déposée, ce n'est pas attaquable non plus sur ce terrain, selon elle.
Mais il est possible d'invoquer une notion économique qui ne fait pas partie du champ de la propriété intellectuelle : la concurrence déloyale, et particulièrement le parasitisme. "Cela consiste à profiter indûment des efforts techniques, humains, financiers, créatifs d'une personne, sans bourse délier, c'est-à-dire gratuitement. C'est une notion qui va certainement être très manipulée dans les années à venir du fait de l'intelligence artificielle", conclut-elle.
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