Redécouvrir Jean-François Millet au Palais des Beaux-Arts de Lille
Un homme et une femme se tiennent debout dans un champ. Elle a posé son panier et courbe la tête, les mains jointes. Il a planté sa fourche, ôté son chapeau qu'il tient à la main. C'est l'heure où la lumière rase le paysage, au loin on devine un clocher. Silence et recueillement se dégagent de la toile. "L'Angélus" de Jean-François Millet (1814-1875), conservé au musée d'Orsay, est un tableau mondialement célèbre.
Alors que le peintre français est reconnu aux Etats-Unis (il y était déjà très apprécié de son vivant), très recherché au Japon, aucune monographie ne lui a été consacrée dans son pays depuis 1975, année du centenaire de sa mort.
Le Musée des Beaux-Arts de Lille a voulu rendre hommage à "un grand peintre" qui n'est pas "considéré à la hauteur à laquelle il devrait l'être", raconte Bruno Girveau, son directeur. Un peintre aussi "qui nous parle de choses universelles qui pourraient trouver un écho aujourd'hui", puisqu'il parle "du rapport que l'homme entretient avec la nature et les animaux, de ce respect qu'il a pour elle et ceux qui la travaillent, les paysans, qui n'en finissent pas de mourir depuis son temps déjà".
Redécouvrir Millet
Serait-ce justement une image de "peintre paysan" qui l'aurait dévalorisé, qui aurait entraîné un oubli relatif en Europe ? "On s'est rendu compte que, quelquefois, quand on disait qu'on préparait une exposition Millet, il y avait des moues", raconte Chantal Georgel, co-commissaire de l'exposition avec Annie Scottez-de Wambrechies, conservateur en chef au Palais des Beaux-Arts de Lille. "Nous avons voulu susciter une redécouverte et une envie" de Millet en France, "dans ce pays qui est le sien", ajoute-t-elle."Il y a dans cette exposition quelques-uns des plus beaux tableaux de l'art français du XIXe siècle", souligne Chantal Georgel. Des tableaux qui ont impressionné déjà les contemporains de Millet, de Van Gogh à Redon. Mais pour beaucoup il a fallu les faire venir des Etats-Unis et du Japon, car "l'essentiel de ses œuvres, hors le musée d'Orsay et le musée de Cherbourg, sont à l'étranger".
La cinquantaine de toiles de l'exposition sont accompagnées d'un choix de dessins et de pastels qui montrent le talent de Millet en la matière.
La rétrospective commence avec des œuvres de jeunesse : premières copies, petites toiles mythologiques et historiques, un nu. Jean-François Millet est né dans une famille de paysans aisés à Gréville, dans le Cotentin, où il a dû lui-même aider aux travaux des champs. Il étudie la peinture chez un artiste de Cherbourg, apprend à dessiner et à copier au musée de Cherbourg où il a la chance de voir "d'authentiques grands maîtres", avant de poursuivre ses études à Paris grâce à une bourse.
L'œuvre originale de Millet démarre vraiment en 1848
Millet commence sa carrière en faisant des portraits de notables cherbourgeois qui lui permettent de gagner sa vie. Sa pratique du portrait progresse et évolue vers moins d'austérité, davantage de couleurs. Mais "nous avons considéré que Millet, dans ce qu'il a de profondément original et personnel, et dans ses thèmes et dans sa peinture, démarre vraiment en 1848-1849, avec "Le Vanneur", un de ses premiers grands chefs-d'œuvre, confie Chantal Georgel.Déjà, en 1846-1847, dans ses "Terrassiers occupés aux éboulements de Montmartre", Millet a traduit l'effort de deux hommes arcboutés sur un levier pour dégager une grosse pierre et la tension de leurs muscles. Il a peint une très jolie scène paysanne où une femme assise tenant un panier se tourne vers son petit enfant qui pose la main sur son épaule ("Le Chuchotement"). Pliant sous le poids de son van (panier qui sert à séparer le grain de la paille), le vanneur jette en l'air un nuage doré de paille. Le tableau est présenté au Salon de 1848, au milieu de 5000 œuvres, car cette année de révolution, le salon est libre, affichant le pire et le meilleur. Pourtant "Le Vanneur" de Millet est repéré par Théophile Gautier qui en loue les couleurs et "l'effet poudreux du grain qui s'éparpille".
A Barbizon, le peintre passe des heures à observer la vie rurale
Pour Chantal Georgel, la révolution de 1848 et le sentiment de liberté qui l'accompagne vont jouer un rôle important dans la carrière et la vie de Millet. Il vit alors à Paris, ville qu'il déteste. Après la mort de sa femme Pauline, il s'est remis en ménage avec une femme avec qui il aura neuf enfants, et il cache cette union à sa famille, extrêmement pieuse. C'est comme s'il vivait "hors de lui-même"."Tout se passe comme si 1848 lui permettait enfin de faire ce qu'il a à cœur, d'appréhender ce monde paysan qu'il aime, qu'il a largement observé et dont il va rendre les plus beaux aspects tout au long de sa carrière. Et 'Le Vanneur' marque cette rupture", explique la commissaire.
En 1849, Millet s'installe avec sa famille à Barbizon, près de Fontainebleau, où il passe des heures à regarder la nature et la vie paysanne. Il ne peint pas sur le motif : il observe et prend des notes, des croquis sur de petits bouts de papier, saisissant les gestes des travailleurs des champs.
Des types déshumanisés
Une salle au centre de l'exposition est consacrée à la vie rurale, au cœur même de l'œuvre de Jean-François Millet, avec une petite version des "Glaneuses", une des toiles les plus célèbres du peintre après "L'Angélus".Ce ne sont pas des portraits de paysans que réalise Millet, mais ce qu'il appelle des "synthèses", des types déshumanisés, dont les visages n'ont pas de traits : il saisit le corps dans l'effort, le geste de labeur. Son magistral "Homme à la houe", appuyé sur son outil, tout raide, bouche entrouverte, traduit la souffrance, l'épuisement du paysan après une journée de travail. "C'est un paysan sans identité, sans individualité, qui travaille la terre et qui fait corps avec elle", souligne Chantal Georgel. Un dessin préparatoire où l'homme à la houe a encore quelques traits humains montre comment cette "synthèse" s'est effectuée.
De la même façon, sa "Femme faisant paitre sa vache", l'air absent, tient au bout d'une corde un animal efflanqué. La toile a fait scandale au Salon de 1859. Millet veut peindre la vérité, souligne la commissaire : "Il a voulu peindre une jeune fille pauvre de la campagne qui promène avec solennité sa vache parce que cette vache est son seul trésor et que pour elle c'est quelque chose de fondamental."
Des scènes intimistes, "peinture hollandaise" de Millet
A côté des figures héroïques de paysans, Millet a peint les travaux de la vie quotidienne. Ces jolies scènes intimistes, moins puissantes sans doute que ses scènes des champs, il veut qu'elles soient sa "peinture hollandaise" : à la lumière d'une fenêtre, jouant avec des jaune, rouge, bleu purs, il saisit les femmes au rouet, à l'aiguille, au fournil, ou encore les jeunes bergères assises à l'orée de la forêt. Des reflets verts colorent la peau nue d'une gardeuse d'oies au bain. Une "Femme faisant manger son enfant", gros bébé aux joues rouges écarlate, la bouche grande ouverte, pas gracieux du tout et criant de vérité, a déchainé la critique comme l'admiration.Ces scènes sont très paisibles, il s'en dégage une ambiance méditative, un silence qui reflète le désir de solitude du peintre, qui vivait à l'écart du tumulte parisien, avec ses nombreux enfants, recevant peu. Un sentiment religieux animerait-il cet artiste, boulimique de lecture, qui a reçu une éducation très pieuse ? Question complexe et non résolue, mais il est évident que sa peinture reste nourrie de sa culture religieuse. Dans un tableau inachevé de 1871-1872 ("La Famille du paysan") où un enfant tient les jambes de ses parents, les bras en croix, certains ont voulu voir une sorte de "Trinité rustique".
Un dernier feu d'artifice
L'exposition se termine en une sorte de feu d'artifice, sur les toiles des dernières années de Jean-François Millet. La figure humaine a quasiment disparu, elle est toute petite, au loin, dans un "Pâturage près de Cherbourg", devant "L'Eglise de Gréville" ou devant "Les Meules", alors que les moutons sont au premier plan. La "Gardeuse de dindons" est dans l'ombre, de dos, enveloppée dans un châle. La palette s'est éclaircie. Devant un ciel noir traversé par un arc-en-ciel, un verger en fleurs est littéralement illuminé. Et le peintre semble regarder le paysage au ras du sol, comme si l'exaltation qu'il ressent face à la nature le mettait en fusion totale avec elle.Peinture, photo, cinéma : la postérité américaine de Jean-François Millet
Dès le XIXe siècle, Jean-François Millet a été adulé aux Etats-Unis. Les Américains ont été ses plus grands collectionneurs, et, à son époque, ils traversaient l'Atlantique pour le voir. Le peintre, qui n'aimait pas recevoir chez lui à Barbizon, accueillait des peintres américains. Il a eu une postérité étonnante outre-Atlantique : sa peinture de la campagne et des figures du paysan et de la paysanne venait résonner avec l'imaginaire du migrant, souvent issu du monde agricole lui aussi. Son art rappelle au pionnier l'Europe d'où il est parti et aussi l'immensité du nouveau continent.
De nombreux artistes américains, peintres, photographes ou cinéastes, reconnaissent l'inspiration que le peintre français leur a fournie. A côté de la rétrospective Millet, une deuxième exposition évoque cette postérité américaine.
Avec de petites études d'Edward Hopper, qui appréciait son réalisme et ses dramaturgies muettes. Jeune, le peintre américain a copié Millet à Paris.
De Walker Evans à Terrence Malick
Les figures de la photographie sociale américaine aussi se sont réclamées de Millet. Le lien est évident entre les cueilleuses de canneberges de Lewis Hine et les "Glaneuses" du peintre français. Son engagement humaniste et documentaire se poursuit avec Walker Evans, Dorothea Lange et Arthur Rothstein, qui participent à la campagne de la Farm Security Administration (FSA) documentant les problèmes des paysans pauvres touchés par la crise entre 1937 et 1943.
Le plus surprenant est peut-être la marque que Millet a imprimée sur le cinéma américain, comme le montrent plusieurs extraits de films, de David W. Griffith ("A Corner in Wheat", 1909) ou John Ford ("Les Raisins de la colère", 1940) à Terrence Malick ("Les Moissons du ciel", 1978) ou Roman Polanski ("Tess", 1979).
Le street-artiste Banksy fait le lien entre les deux expositions : il a découpé une des "glaneuses" de Millet qu'il a assise au bord du cadre pour une pause cigarette.
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