Rétrospective Delacroix au Louvre : au-delà de "La Liberté guidant le peuple"
"Delacroix, on croit le connaître. En réalité ce n'est pas le cas", remarque Sébastien Allard, directeur du département des peintures du musée du Louvre et co-commissaire de l'exposition. "Delacroix, c'est un nom très célèbre, c'est 'La Liberté guidant le peuple' qu'on a connu sur des billets de banque, sur les timbres-poste, qui a servi de modèle pour Marianne, c'est l'opposition Delacroix-Ingres entre romantisme et classicisme." Mais en réalité, de Delacroix, "on connait assez peu de choses", souligne-t-il.
La dernière grande exposition Delacroix (1798-1863) a été organisée à Paris en 1963, pour le centenaire de la mort de l'artiste et, jusqu'à aujourd'hui, on n'a pas réussi à faire une exposition vraiment complète, estime le commissaire : "On connait des moments de sa carrière, des choses éparses. Il nous a semblé qu'il manquait une vision globale sur l'artiste."
Tentative de synthèse d'une œuvre complexe
Pour diverses raisons, on connaît surtout le premier Delacroix, celui des toiles monumentales présentées au Salon, celui des années 1820. Jusque-là, "on avait du mal à retracer l'ensemble de sa carrière" car "si on suit à peu près bien ce qui se produit dans les dix premières années, jusqu'au-delà du voyage au Maroc, l'œuvre de Delacroix devient ensuite de plus en plus complexe", explique Sébastien Allard.Il était temps d'avoir une vraie rétrospective Delacroix, et cela a été rendu possible grâce à de nombreuses recherches et aussi à la republication du journal de l'artiste, largement annoté, par Michel Hannoosh en 2009, "vingt ans de travail", souligne le commissaire. Car Delacroix écrivait beaucoup, et très bien : outre les plusieurs milliers de pages de son journal, de sa correspondance extrêmement abondante, il traduisait, écrivait des essais poétiques.
"Nous avons essayé de réaliser une synthèse en mettant l'accent sur des éléments moins connus comme la peinture religieuse ou les toutes dernières années", indique Sébastien Allard.
Saisir le génie créatif de Delacroix
Le parcours de l'exposition est chronologique, "pour saisir au plus près la façon dont se déploie le génie créatif de Delacroix, pour montrer la force présente dans cette peinture et dans la couleur, à la fois comme couleur rouge, verte, etc, et comme matière, parce que la question de la matérialité est aussi fondamentale".Né dans une famille bourgeoise (son père est ambassadeur et préfet) ruinée à la chute de l'Empire, le jeune Delacroix est avide de succès : "La gloire n'est pas un vain mot pour moi", écrit-il à un ami. Son génie, on peut le saisir déjà dans un dessin jeté sur un cahier de lycéen, dans un autoportrait dessiné, exposé à l'entrée de l'exposition. Très vite viennent les peintures monumentales que l'artiste a présentées au Salon à partir de 1822. Il s'y distingue, n'hésitant pas à provoquer, à faire scandale.
"La Liberté guidant le peuple", qui célèbre la révolution de 1830, est accrochée en face de "La Grèce sur les ruines de Missolonghi" où une autre figure féminine allégorique se tient sur les vestiges de la cité grecque qui s'est fait exploser pour résister aux Ottomans.
Une présence de chair et de sang
Dans ces tableaux monumentaux, on voit "la façon dont sa peinture perce les murs et à quel point il privilégie les corps, la chair. Donner à ces personnages historiques une présence de chair et de sang, c'est absolument fondamental pour comprendre les rouages profonds de la réforme qu'effectue Delacroix dans la peinture d'Histoire", souligne Côme Fabre, conservateur au département des peintures du Louvre et co-commissaire de l'exposition.Dans une salle consacrée aux gravures que Delacroix réalise à la même époque, on peut admirer la virtuosité géniale du dessinateur.
Suivent des oeuvres plus intimes, de plus petit format, des études d'atelier jamais exposées du vivant de Delacroix : des peintures de modèles, dont il fait une peinture très sensuelle (Delacroix raconte dans son journal qu'il avait des relations sexuelles avec ses modèles). Des petits nus magnifiques côtoient un lit défait virtuose.
Il y a les étonnantes peintures animalières où un lion rugissant ressemble à un gros chat, où une tête de chat fait penser à un fauve, un monumental "Jeune tigre jouant avec sa mère". De tous ces félins, il faut remarquer les yeux d'une présence presque dérangeante.
La peinture de chevalet à la lumière des grands décors
Le voyage au Maroc est vu par les commissaires non comme une rupture mais comme une "respiration" dans la carrière de Delacroix. L'artiste n'est pas un grand voyageur mais il a l'occasion, pendant six mois en 1832, d'accompagner une mission diplomatique au Maroc et en Algérie. Il en revient avec des carnets de dessins, des aquarelles qui lui servent à réaliser des scènes de genre, une fois rentré, dont le célèbre "Femmes d'Alger dans leur appartement", présenté au Salon en 1834.Dans les années qui suivent et jusqu'au milieu des années 1850, Delacroix peint de grands décors, pour le salon du Roi et la bibliothèque du palais Bourbon, pour celle du palais du Luxembourg, pour le plafond de la galerie d'Apollon du Louvre, pour un plafond de l'Hôtel de Ville (détruit dans l'incendie de 1871). Des décors qui sont évoqués par de magnifiques travaux préparatoires, pastels et aquarelles.
"Une des difficultés à comprendre la production de chevalet de Delacroix, c'est qu'il faut absolument l'articuler à partir de sa production de grands décors", explique Sébastien Allard. Le peintre continue à proposer des tableaux au Salon, mais la hiérarchie entre les deux s'inverse.
Un artiste qui ne cesse de se renouveler
Dans les années 1840, Delacroix peint d'étonnants bouquets de fleurs explosant de couleurs, qui s'expliquent par ses recherches décoratives. En même temps il crée des tableaux religieux sombres et à la palette réduite.Delacroix connaît son apothéose à l'Exposition universelle de 1855, où il bénéficie d'une rétrospective qui, selon Sébastien Allard, a "figé l'image du Delacroix peintre des 'grandes machines romantiques' des années 1820". Et bientôt il est éclipsé par une nouvelle génération d'artistes, notamment Courbet.
Et pourtant, "de 1859 à 1863, c'est un artiste qui a l'audace de vouloir se renouveler alors que son image a été figée. Il croit alors au potentiel de la mémoire et à la réminiscence du souvenir comme processus idéalisant et permettant de sauver la peinture du réalisme" d'un Courbet, pense le directeur du département des peintures du Louvre.
Variations et paysages
Jusqu'à la fin de sa vie, l'artiste reprend ainsi régulièrement des thèmes de sa jeunesse, comme ces variations autour de Hamlet, un sujet déjà abordé en 1828 et qui lui inspire une petite peinture présentée au Salon de 1859.Une série d'études de paysages réalisés les dernières années de sa vie clôt l'exposition. Une forêt et surtout des peintures de lumière sur la mer en Normandie, qui semblent annoncer l'impressionnisme. Des œuvres mal connues en France car souvent conservées à l'étranger.
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