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Tout Kupka au Grand Palais : un artiste et une rétrospective rares

Le Tchèque František Kupka, un des grands artistes du XXe siècle, a connu peu de rétrospectives. Celle du Grand Palais est une occasion à ne pas manquer pour appréhender l'ensemble de la riche carrière d'un des inventeurs de l'art non figuratif, qui n'a jamais cessé ses recherches sur la couleur et les formes (jusqu'au 30 juillet 2018).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
František Kupka - A gauche, "Les Touches de piano. Le Lac", République tchèque, Prague, Národní galerie v Praze, National Gallery in Prague, don, 1946 - A droite, "Amorpha, fugue à deux couleurs", 1912, République tchèque, Prague, Národní galerie v Praze, National Gallery in Prague
 (A gauche © Adagp, Paris 2018 © National Gallery in Prague 2018 - A droite © Adagp, Paris 2018 © National Gallery in Prague 2018)

"Je peins, oui, mais seulement des conceptions (…), des synthèses, des accords", écrivait František Kupka en 1905.

Reportage : P. Sorgues / N. Loncarevic / V. Jonnet


C'est "un artiste rare", dit de lui le co-commissaire de l'exposition du Grand Palais, Pierre Brullé. Un artiste peu exposé de son vivant et dont on n'avait pas vu de rétrospective en France depuis celle de 1989 au Musée d'art moderne de la Ville de Paris. Le Grand Palais présente une vue de toute sa carrière en 300 œuvres.
 
Un artiste qui a connu tous les mouvements artistiques de la première moitié du XXe siècle en restant toujours indépendant. Il a fait partie des inventeurs de l'abstraction, à partir du début des années 1910, tout en refusant le terme d'abstrait : la peinture n'est pas abstraite, elle est concrète, disait-il. Il a fait des recherches continuelles sur la couleur, parfois d'un lyrisme jubilatoire, où celle-ci devient l'élément essentiel, à l'origine des formes et du mouvement.
František Kupka, "Madame Kupka dans les verticales", 1910-1911, Etats-Unis, New York, The Museum of Modern Art
	Hillman Periodicals Fund, 1956
 (Adagp, Paris 2018 © Digital image, The Museum of Modern Art, MoMA, New York / Scala, Florence)

Une recherche authentique

L'exposition s'ouvre sur un autoportrait de 1905. Frantisek Kupka est né en 1871 en Bohême orientale, il a étudié à l'Ecole des beaux-arts de Prague et à l'Ecole des beaux-arts de Vienne avant de s'installer à Paris, à Montmartre, en 1896. Au moment où il se représente, depuis près de dix ans il peint peu et gagne sa vie en faisant des dessins pour la presse ou pour l'édition.
 
Sur cet autoportrait, il est devant sa feuille à dessin et nous regarde les yeux dans les yeux. Montrer ce tableau "est une manière de le suivre dans sa manière d'être, ce qu'il appelait être soi-même. C'était un peu son programme : il voulait être absolument lui-même, ne pas suivre les mouvements artistiques de son temps, être dans une recherche authentique", explique Pierre Brullé.
 
C'est l'époque où Kupka se remet à peindre. A côté, un tableau plus tardif, un portrait de "Madame Kupka dans les verticales" (1910-1911), montre comment il pourra faire coexister dans la même peinture des aspects figuratifs et non figuratifs, avant de passer complètement à l'abstraction : la silhouette de sa femme disparait derrière des bandes verticales au chromatisme subtil.
František Kupka, "La Gamme jaune", 1907, France, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, don d’Eugénie Kupka, 1963
 (Adagp, Paris 2018 © Centre Pompidou, MNAM / CCI, Dist. Rmn-Grand Palais / Photo Bertrand Prévost)

Préoccupations spirituelles

Des œuvres graphiques du tournant du siècle témoignent des préoccupations spirituelles de Kupka et de l'influence du symbolisme sur le peintre. Dans "Méditation", il est nu et agenouillé face à un lac, devant une montagne grandiose. Quand il était étudiant, Kupka a gagné de l'argent en étant médium, mais il ne s'est jamais associé aux groupes spiritistes, estimant qu'ils n'étaient pas sérieux.
 
Quand il se remet sérieusement à peindre, au moment où il s'installe à Puteaux en 1906, il donne de plus en plus d'importance à la couleur, la déclinant à l'infini dans une "Gigolette en rouge", ou dans "La gamme jaune", tableau magistral et emblématique de ses recherches.
 
Il commence à s'envoler vers l'abstraction, déjà, dans "Les touches du piano" (1909), mêlant musique et peinture : en bas du tableau des doigts se posent sur un clavier dont des notes semblent s'élever sous la forme de touches qui s'échappent au-dessus d'un lac. Au-delà de l'eau de somptueuses taches de couleur évoquent des fleurs ou un public.
František Kupka, "L'eau (La baigneuse)", 1906-1909, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, don d’Eugénie Kupka, 1963; en dépôt au musée des Beaux-Arts de Nancy
 (Adagp, Paris 2018 © Centre Pompidou, MNAM / CCI, Dist. Rmn-Grand Palais / DR)

Le mouvement et la couleur

Ce qui frappe chez Kupka, c'est sa façon de passer d'un style à un autre, très vite, en particulier à cette époque. Il passe des nus un peu grotesques de "Soleil d'automne" (sa première présentation au Salon, en 1906) aux portraits de gigolettes dont les couleurs font penser aux fauves (même s'il n'a pas apprécié du tout qu'on le compare à Van Dongen), ou à un "Projet de peinture murale" très décoratif.
 
Dans un tableau magistral,"L'Eau (la Baigneuse)", Kupka étudie les effets optiques d'un léger mouvement de l'eau sur le corps nu et sur un rocher.
 
Dans la série de pastels "Femme cueillant des fleurs" (1909-1911), il décompose le mouvement en bandes verticales, associant une couleur à chaque état du déplacement. Le bleu indique l'arrêt, le rouge ou l'orangé le mouvement.
František Kupka, "Portrait de famille", 1910, République tchèque, Prague, Národní galerie v Praze, National Gallery in Prague, achat, 1946
 (Adagp, Paris 2018 © National Gallery in Prague 2018)

"La fugue à deux couleurs", premier tableau abstrait au Salon

De la même façon, dans ses "Plans par couleurs", exposés en 1912 au Salon des indépendants, il découpe le tableau en bandes verticales ou circulaires derrière lesquelles la figure apparaît comme en transparence.
 
En 1908, Kupka, en pleine recherche sur la couleur, a peint un portrait tout à fait figuratif de la fille de sa femme. Le corps de la petite fille, nue dans le jardin de Puteaux, un ballon à la main, est tracé à coups de traits et d'ombres jaunes et roses qui se détachent sur un champ de pâquerettes. L'étude du mouvement de son ballon, dont il tirera des dessins, sera à l'origine de la première œuvre purement abstraite, le monumental "Amorpha, fugue à deux couleurs", présentée au Salon d'Automne de 1912.
František Kupka, "Plans par couleurs (Femme dans les triangles), 1910-1911, France, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, achat, 1957
 (Adagp, Paris 2018 © Centre Pompidou, MNAM / CCI, Dist. Rmn-Grand Palais / Photo Philippe Migeat)

Plans géométriques et "formes irrégulières"

Les "plans verticaux" rectangles, désormais autonomes, succèdent parfois à des séquences rythmées de plans plus circulaires. Et puis tout d'un coup, ces formes assez géométriques font place à des "formes irrégulières", des "taches", qui semblent plus organiques ("Complexe", 1912). Un "Printemps cosmique" fait tourbillonner des bandes et des taches de couleurs vives tout en courbes.
 
L'intérêt de Kupka pour différentes cultures et religions se traduit dans un étonnant éclectisme des formes et des couleurs qui évoquent ici les vitraux des cathédrales gothiques ou là les structures superposées des temples hindous ou des traits en forme d'arabesques inspirés de l'art islamique.
 
Il poursuit ses études sur les couleurs, dont il écrit qu'elles "jouent dans nos sensations comme autant d'états de lumières". Il les associe à des formes dans une série d'oeuvres ("La forme du jaune", "La forme du vermillon"…) : le rouge est associé à des mouvements circulaires, le bleu à des formes plus étroites et plus anguleuses.
František Kupka, "Autre construction n°II", 1951-1952, Etats-Unis, New York, Solomon R. Guggenheim Museum, Bequest, Andrée Martinel, 1993
 (Adagp, Paris 2018 © Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, NY, Dist. Rmn-Grand Palais)

"Abstraire, c'est éliminer"

Subitement, à la fin des années 1920, Kupka peint une surprenante série de tableaux autour de la machine qui comprennent de nouveau des éléments figuratifs. Il ne les exposera jamais. "Il est lui-même assez perplexe, il se pose des questions sur la valeur de ces peintures. Mais il est important de les montrer, parce qu'il va en sortir un art complètement épuré et il va faire un grand retour vers la géométrie au début des années 1930", explique Pierre Brullé.
 
Kupka s'associe alors brièvement au groupe Abstraction-Création. Quelques plans ou quelques traits, dans une gamme de couleurs limitée, s'équilibrent dans le plan d'un tableau simplifié à l'extrême. "Peinture abstraite" se limite à trois traits noirs sur fond blanc. "Abstraire, c'est éliminer", pense-t-il.
 
Il va créer quasiment jusqu'à sa mort, en 1957, continuant à jouer avec les lignes, les couleurs, les plans, les arabesques et la construction de leur équilibre dans le tableau.

Des œuvres souvent retravaillées

Kupka se méfiait du marché de l'art et a peu vendu ses œuvres. Leur datation est d'ailleurs assez large car, comme il les conservait dans son atelier, il lui arrivait de les retravailler, parfois sur de longues périodes, dans le sens d'une simplification. Il a vécu d'abord de ses dessins pour la presse, puis de cours à des étudiants tchèques et grâce à un mécène tchèque, l'industriel Jindřich Waldes, rencontré à Prague en 1919.
 
"Kupka a produit assez peu, quand on rapporte le nombre d'œuvres à sa longévité : entre 350 et 400 peintures. L'exposition couvre la totalité de sa création, avec les œuvres les plus importantes. Il n'y a pas de lacunes", souligne Pierre Brullé. Une exposition à ne pas laisser passer donc. Après Paris, la rétrospective sera présentée au Palais Wallenstein de Prague à l'automne prochain et à l'Ateneum Art Museum d'Helsinki l'an prochain. 

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