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Toute l'oeuvre de Paul Klee au prisme de l'ironie, au Centre Pompidou

Toute une génération de Parisiens va pouvoir découvrir le parcours de Paul Klee, qui n'avait pas eu de rétrospective depuis près de 50 ans. De ses premiers autoportraits dessinés aux derniers tableaux d'exil, sous le nazisme, le Centre Pompidou aborde l'oeuvre du grand artiste allemand sous l'angle de l'ironie, qu'il pratiquait vis-à-vis de l'art et de la société de son temps comme de lui-même.
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Paul Klee, A droite : "Ubermut" (Exubérance), 1939, Zentrum Paul Klee, Berne - A gauche : "Tänze vor Angst" (Danses sous l'empire de la peur), 1938, Zentrum Paul Klee, Berne
 (Zentrum Paul Klee, Berne)

L'exposition du Centre Pompidou est la première grande rétrospective Paul Klee (1879-1940) depuis 1969 en France, où "toute une génération n'a pas vu l'ensemble de la trajectoire" de celui qui est "un des plus grands artistes de la première moitié du XXe siècle", souligne la commissaire, Angela Lampe.
 
"L'œuvre de Paul Klee est prolifique et il fallait trouver un prisme pour montrer cette œuvre si riche. J'ai choisi l'ironie à l'œuvre, l'ironie romantique. Mais on peut prendre aussi l'ironie dans son sens commun, comme une prise de distance. Paul Klee a été décrit par beaucoup de témoins comme quelqu'un qui contemple. Il a cette distance aussi envers lui-même", raconte Angela Lampe. "Nul n'a besoin d'ironiser à mes dépens, je m'en charge moi-même", disait l'artiste en 1906.
 
L'exposition s'ouvre donc sur des autoportraits où il déploie déjà toute cette ironie : dans des dessins, il se montre à l'œuvre, "Artiste pesant le pour et le contre, "Artiste en pleine création", "Artiste sensible". Puis il se représente en moine, en acteur.
 
"On voit tout de suite qu'il est dans une sorte de jeu sérieux. Il y a toujours une combinaison de deux antagonismes", souligne la commissaire.

Paul Klee, "(Jugendlicher) Schauspieler=Maske" (Masque de( jeune)= comédien, 1924, The Museum of Modern Art, New York, The Sidney and Harriet Janis Collection
 (2016. Digital Image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence)


Les courants artistiques détournés

Toute l'œuvre de Paul Klee va être enrichie au contact des mouvements artistiques de son temps, mais il va toujours garder avec ceux-ci cette même "distance ironique", il va en détourner et en transgresser les principes.
 
230 œuvres sont exposées au Centre Pompidou, dont 40% proviennent du Centre Paul Klee de Berne, le reste vient de grands musées et de collections privées. Il y a des œuvres qui n'ont pas été vues depuis des dizaines d'années et 60% n'ont jamais été montrées en France. Des œuvres souvent fragiles, de nombreuses œuvres sur papier. Il explore différentes techniques, l'aquarelle, la craie, le collage, le modelage du plâtre, la peinture sous verre…
 
Son séjour en Italie l'hiver 1901-1902 est un choc : comment dépasser la grandeur de la beauté antique ? La seule solution sera la satire, d'où des gravures et des peintures sous verre où il caricature les rapports entre les sexes, la posture de l'artiste. Son "héros", parodie des statues antiques, est doté d'une aile et d'une prothèse. "Je sers la beauté en dessinant ses ennemis (caricature, satire)", écrit-il.
Paul Klee, "Candide, chapitre 16 : tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses", 1911, Zentrum Paul Klee, Berne
 (Zentrum Paul Klee, Berne)


Des figures libérées de la structuration cubiste 

Fan de Voltaire, Paul Klee dessine en 1911 des illustrations pour "Candide", espèce de théâtre d'ombres, de silhouettes fantomatiques, en une sorte de parodie de l'illustration.
 
Entre 1911 et 1913 Paul Klee découvre le cubisme de Picasso, Braque et Delaunay. S'il s'inspire du vocabulaire du cubisme, il estime que ses figures manquent de vitalité. Reprenant dans son tableau "Les Sans-espoir" celles d'une "Dryade" de Picasso, il les fait flotter dans l'air les "libérant" en quelque sorte de la structuration cubiste.
 
Lors de son voyage à Tunis en 1914, ses aquarelles font vibrer une trame d'inspiration cubiste juxtaposant des éléments de couleurs vives. Il laisse parfois au bord de l'œuvre les bandes blanches à l'emplacement où la feuille était tenue par un élastique. "Il aurait pu les couvrir, dans certaines aquarelles il l'a fait", fait remarquer Angela Lampe. En ne le faisant pas, il indique que le tableau "n'est plus une fenêtre sur le monde, c'est une construction de l'esprit". En laissant apparente une partie de la feuille vierge, "il montre le processus de la création et sa temporalité".
Paul Klee, "Bild aus dem Boudoir" (Image tirée du boudoir), 1922, Zentrum Paul Klee, Berne
 (Zentrum Paul Klee, Berne)

Une dialectique création/destruction

Dans un acte qui, pour la commissaire, "fait preuve de sa grande liberté d'artiste", il va découper des œuvres qu'il a dessinées pour en faire plusieurs autres œuvres qu'il peut mettre à l'envers et renommer. Parfois il va les recoller. Un acte créateur va découler d'un acte destructeur, autre aspect dialectique de "l'ironie romantique".
 
Au cours des années 1920, dans des œuvres qui font penser à Picabia et aux surréalistes (il a exposé avec eux en 1925), Paul Klee transforme les corps humains et animaux en machines. Ces œuvres sont en résonance avec la mécanisation du monde. "Il est fasciné par le thème de l'automate mais en même temps il est critique", souligne Angela Lampe.
 
Autre signe de la constante ambigüité de sens, Paul Klee aime jouer avec les mots, dans les titres de ses œuvres qui sont toujours inscrits dessus. Ses "Uhrpflanze" (plantes-horloges, 1924), cadrans étranges au bout de fines tiges, renvoient aux "Urpflanze" (plante originaire) de Goethe.
Paul Klee, "von der Liste gestrichen" (Rayé de la liste), 1933, Zentrum Paul Klee, Berne, Donation Livia Klee
 (Zentrum Paul Klee, Berne)


Un artiste qui n'aime pas la loi

Paul Klee a enseigné au Bauhaus à partir de 1920. Il fait mine d'adopter les belles géométries de l'approche constructiviste qui commence à s'y imposer, mais il refuse les couleurs primaires et la rigueur absolue. A partir de 1923, "la fusion de l'art et de la technique est la nouvelle devise du Bauhaus". Klee réagit avec des compositions quadrillées mais quand on les regarde, on voit ("Architecture jaune, bleue et rouge", 1923) que les lignes ne sont pas droites et on a des effets de profondeur avec les différentes tonalités, loin des couleurs primaires. Ce n'est pas la planéité moderniste. "Ce qui prime pour lui, c'est l'intuition, ce n'est pas la règle. Il n'aime pas la loi. Pour Pierre Boulez, à qui l'exposition est dédiée, la grande leçon de Klee est qu'il pose un principe et en même temps il le transgresse", explique la commissaire.
 
Le quadrillage est associé à des contextes comme la nature ou la musique (Klee, né dans une famille de musiciens, était lui-même violoniste et un grand mélomane).
Paul Klee, "Insula Dulcamara", 1938, Zentrum Paul Klee, Berne
 (Zentrum Paul Klee, Berne)


Pour une œuvre, plusieurs lectures possibles

"Chemin principal et chemins secondaires", une grande toile inspirée de l'Egypte, en petites rectangles de couleurs claires et lumineuses de peinture épaisse, peut évoquer la vallée du Nil, ou bien les chemins de traverse qu'il emprunte et sa liberté artistique. "Il y a plusieurs lectures. Il ouvre des pistes. Il n'y a pas une seule lecture, il y a une polysémie très subtile, il y a différentes significations. Et il y a une liberté aussi dans l'œil du regardeur. Klee n'impose pas une seule lecture."
 
De nouveau, dans les années 1930, Paul Klee se confronte avec Picasso, qui lui rend visite à Berne en 1937, même si le courant ne passe pas vraiment entre les deux artistes. Dans une lettre, Klee écrit que "Picasso est le peintre d'aujourd'hui" et peint de grandes figures féminines qui font penser au peintre espagnol, mais en même temps il le parodie, les taureaux devenant de vieux bœufs grotesques.
 
Très conscient du péril politique qui menace, Paul Klee dessine Hitler en 1931 en "Commensal", habitué des brasseries munichoises à la tête démesurée et à la main ridicule. Quand il a dû prouver qu'il n'était pas juif, il dessine "Ton aïeul ?", une grande figure humaine et animale à la tête simiesque et grimaçante, comme pour dire que nous avons tous des singes pour ancêtres. Désigné comme artiste "dégénéré", il se peint comme "Rayé de la liste".
 
Dans une autre œuvre, "Contre-flèche", en 1933, il reprend la grille moderniste avec des carrés marron, de la couleur de l'uniforme des SA. Les carrés sont devenus très rigides, pour évoquer la mise au pas. Une flèche rouge vient s'opposer à ces lignes horizontales et verticales.
 
A la fin de l'année, il doit s'exiler en Suisse où il mourra en 1940. Il est handicapé par une sclérodermie, une maladie qui se traduit par une minéralisation du corps. Pourtant, l'année 1939 sera la plus prolifique de sa carrière (1257 œuvres). Il dessine tout le temps, adoptant une expression proche du dessin d'enfant, en réaction à la désespérance qui caractérise l'époque. 

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