"C’est une grande émotion car on ne savait pas si on arriverait à l'acquérir" : un chef d'œuvre de Gustave Caillebotte entre dans les collections du Musée d'Orsay
"Partie de bateau", un tableau de Gustave Caillebotte classé "trésor national" rejoint la collection permanente du musée d’Orsay à partir du 30 janvier. Paul Perrin, le directeur des collections, nous explique pourquoi c'est une acquisition exceptionnelle pour le musée.
Le chef-d’œuvre impressionniste de Gustave Caillebotte Partie de bateau rejoint la collection impressionniste accessible au public à partir du 30 janvier. Classé "Trésor National" par le ministère de la Culture, il a pu être acquis par un mécène, le groupe LVMH, pour le musée d'Orsay. Paul Perrin, le directeur des collections, nous fait part de son émotion à l'occasion de la sortie du tableau des réserves du musée, et de son l’installation en salle.
Franceinfo Culture : ce tableau est extraordinaire pour le musée d’Orsay, qui compte nombre de trésors impressionnistes. En quoi celui-ci est-il particulièrement émouvant à accrocher dans vos collections permanentes aujourd’hui ?
Paul Perrin : Gustave Caillebotte est un artiste qui aujourd’hui est vraiment reconnu comme l’un des grands maîtres de la peinture impressionniste et en fait, les collections du musée d’Orsay ne sont pas si riches en chefs-d’œuvre du peintre. Vraiment, cela reste l’un des principaux axes d’acquisition du musée, d’enrichir notre collection en œuvres majeures de Caillebotte. Celle-ci fait partie d’un ensemble d’œuvres emblématiques parmi les plus créatives, les plus originales et les plus importantes de Caillebotte. Un ensemble d’œuvres qu’il peint à la fin des années 1870 qui ont pour thème le canotage, les loisirs, la baignade, le bateau sur des rivières, ici probablement l’Yerres. C’est vraiment un sujet que Caillebotte va s’approprier d’une manière totalement inédite, radicalement nouvelle, en proposant des cadrages vraiment très forts, très immersifs. On a dit à l’époque aussi qu’ils étaient très photographiques.
Ces cadrages, Gustave Caillebotte est le seul à les proposer à ce moment-là dans la peinture de son temps.
Paul Perrinà franceinfo culture
Le regard du peintre est-il influencé par la photographie ?
Il y a en effet quelque chose dans ce tableau qui est de l’ordre de la saisie d’un instant. Et puis il y a également une franchise, presque une brutalité dans la manière dont il place le spectateur dans la scène au cœur du tableau, par un effet immersif qui est de couper les bords, les jambes, les rames, la barque, et de nous installer au centre du bateau comme si on était face à ce personnage et de l’installer au cœur du tableau face à nous sans aucun élément entre lui et nous. Gustave Caillebotte traite un sujet nouveau d’une manière neuve. C’est l’idée de faire fi de la tradition, de ne pas regarder le passé, et de proposer un cadrage qui corresponde à une manière de voir, à un regard moderne.
On a en effet vraiment l’impression d’être au cœur du tableau…
Oui, c’est quelque chose de très nouveau à ce moment-là, une manière de peindre qui a désarçonné les visiteurs qui ont vu ce tableau dans une exposition impressionniste. Les critiques, aussi, ont été très surpris par ce genre de cadrage, qui a ensuite été repris par la photographie et par le cinéma. La photographie et le cinéma ont beaucoup utilisé ces cadrages immersifs, en plans rapprochés, en gros plans presque, mais qui sont très nouveaux à ce moment-là en peinture.
Comment Caillebotte installe-t-il ce rapport de proximité avec le spectateur ?
Il installe un rapport extrêmement proche avec le spectateur, car cette figure est vraiment à quelques centimètres de nous, et cela, c’est quelque chose qu’on ne trouve pas dans la peinture de cette époque, cette manière de nous plonger au cœur de la scène et d’installer un rapport d’immédiateté du sujet dans l’œil du spectateur. Par ailleurs, si vous regardez la deuxième barque, en haut à droite, vous vous apercevez que c’est une réplique de celle dans laquelle vous vous trouvez. Vous vous projetez dans cette situation et imaginez donc que vous êtes à la place du passager.
Quelle est la spécificité de ce tableau dans l’histoire de la peinture ?
C’est le sujet qui est éminemment moderne – les loisirs de la nouvelle société bourgeoise et urbaine, c’est vraiment typique de l’impressionnisme et Caillebotte est l’un de ceux qui va le plus s’intéresser à ces sujets neufs en peinture. Nous sommes à la fin des années 1870, il peint une dizaine d’œuvres sur ce thème, et celle-ci fait partie de ses œuvres les plus remarquables : elle est radicale et novatrice. C’est le moment où il est à l’apogée de son talent, et dans cet ensemble, la plupart des tableaux ont quitté la France, ils sont dans des grandes collections étrangères. Ce tableau-là, c’est vraiment l’un des chefs d’œuvre de cette série. Il était encore en France récemment et nous avons eu cette opportunité d’enrichir significativement les collections du musée avec cette œuvre qui est vraiment iconique, nous en sommes très heureux.
Gustave Caillebotte a t-il lancé une mode ?
Caillebotte est un artiste, comme l’ensemble du groupe impressionniste, qui va vraiment ouvrir la voie à une peinture nouvelle qui va s’inspirer d’abord des sujets qui vont devenir prédominants, des sujets tirés de la vie moderne, que les impressionnistes installent en peinture, et puis ses cadrages et ses couleurs sont spéciaux oui. Ce tableau montre comment Caillebotte fait entrer la lumière et la couleur du plein air dans sa peinture. Il saisit un instant, mais il donne aussi vraiment le sentiment d’être en extérieur, baigné d’une lumière naturelle, ce qui change de la peinture d’atelier qui se pratique communément alors. Beaucoup d’artistes vont reprendre ces procédés, que ce soit la peinture de plein air ou les sujets modernes, mais aussi le cadrage. On a un certain nombre d’artistes qui à la fin du XIXe siècle vont regarder les cadrages de Caillebotte, à la fois ses cadrages immersifs mais aussi ses points de vue un peu inattendus, comme depuis un balcon en regardant Paris par exemple, ou depuis les toits, les rues de Paris...
Caillebotte va beaucoup marquer la création artistique du XXe siècle.
Paul Perrinà franceinfo culture
Et puis, il y a toujours le mystère de l’identité de cet homme ?
Totalement. C’est un tableau qui donne une place très importante à une figure, et normalement ce genre de tableau c’est plutôt des portraits, c’est-à-dire qu’on reconnaît les traits de quelqu’un. Or là, Caillebotte ne nous donne pas de clefs pour identifier cette figure. C’est plus une scène de la vie moderne qu’un portrait. On voit bien que c’est quelqu’un qui a des traits assez reconnaissables, mais on ne sait pas, encore aujourd’hui, qui est cet homme. On continue à chercher son identité… Cela nous intéresse parce que voyez-vous, c’est un homme de la ville, un citadin, probablement un parisien qui a gardé son chapeau haut de forme, son gilet, sa cravate, et qui vient se promener en barque en banlieue. C’est quelqu’un dont l’identité serait intéressante à connaître, parce qu’il est très emblématique de la modernité et de Caillebotte lui-même, ce parisien qui se passionne pour les frégates, l’aviron, le bateau, et tous ces loisirs. Il y a plusieurs interprétations. Certains disent que ça pourrait être Edouard Manet, d’autres se demandent si cela ne pourrait pas être un autoportrait de Caillebotte lui-même, mais c’est probablement quelqu’un qui vient de son cercle amical, et qu’on n’a pas encore identifié. C’est une personne qui a posé pour lui, mais on n’arrive pas encore à savoir qui c’est…
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