Algérie 1961-2019 : les images de Raymond Depardon et les mots de Kamel Daoud à l'Institut du monde arabe
En 1961 à Alger, Raymond Depardon, âgé alors de 19 ans, a assisté aux derniers instants avant l'indépendance. 60 ans plus tard, il ressort ses images de cette étrange période d'entre-deux et les expose à l'Institut du monde arabe (jusqu'au 17 juillet)
60 ans après l'indépendance de l'Algérie, Raymond Depardon a eu envie de montrer des photos prises à Alger en 1961, pendant les mois étranges et tendus qui l'ont précédée. Il était alors très jeune photographe. Avec l'écrivain algérien Kamel Daoud, il a préparé un livre. Leurs images et leurs mots sont exposés à l'Institut du monde arabe, 80 photos d'hier et aussi d'aujourd'hui car le photographe est retourné en Algérie en 2019.
En 1961, Raymond Depardon a 19 ans. Il travaille pour l'agence Dalmas, qui l'envoie en Algérie. "Les photographe plus âgés ne voulaient plus y aller. J'étais le petit jeune et on m'a envoyé là-bas", raconte-t-il. "C'est une période dont on ne parle pas beaucoup, une période très tendue. Le référendum (qui ouvrait la voie à l'indépendance, ndlr) avait eu lieu." Un an et demi avant que l'indépendance soit effective. Des mois où la vie quotidienne continue à Alger, où le risque d'attentats menace.
Des images "oubliées dans un tiroir"
En 2018, à l'approche du 60e anniversaire de l'indépendance, Raymond Depardon a ressorti ces vieilles images, "oubliées dans un tiroir", des photos dont il "n'était pas amoureux", dit-il. "Je n'ai pas pu faire les photos que je voulais. J'étais frustré, malheureux" : il se cache pour les faire, au téléobjectif souvent, depuis la fenêtre de l'hôtel parfois.
On les découvre sur les murs de l'Institut du monde arabe : des images des rues d'Alger où la tension est palpable, où l'inquiétude se lit sur les visages et dans les pas pressés, sous les graffiti de l'OAS. Des images où Français et Algériens se côtoient sans communiquer, tout près pourtant. Sur un banc, devant une vitrine de tissus...
Sont exposées aussi des images rares des négociations précédant les accords d'Evian, qui mettent fin à la guerre, le 18 mars 1962. Le jeune Depardon avait été accrédité auprès de la délégation algérienne installée à Genève et a immortalisé les "temps morts" de ces hommes en costume fumant dans un salon ou se promenant dans un parc.
Des photos qui "appartiennent à l'Histoire"
C'est en 2018 donc, que Raymond Depardon a ressorti toutes ces photos et a voulu les montrer dans un livre. "J'avais l'impression que ces photos ne m'appartenaient pas, qu'elles devaient être partagées avec l'Algérie, avec les Algériens", raconte Raymond Depardon. "Elles ne sont ni françaises ni algériennes, elles appartiennent maintenant à l'Histoire." Mais il ne voulait pas faire "un livre franco-français". Il a souhaité associer un écrivain algérien au projet et son épouse, la réalisatrice Claudine Nougaret, lui a suggéré de le proposer à Kamel Daoud (prix Goncourt du premier roman 2015 pour Meursault, contre-enquête).
"L'Algérie est souvent un produit dérivé de sa guerre de décolonisation, ce n'est pas un pays présent par lui-même, c'est un pays présent par sa mémoire", regrette l'écrivain. Pour lui, son parcours avec le photographe a été "une redécouverte de ma propre liberté". En écrivant, il s'est posé le défi de regarder ces photos "sans être dans l'algérianité exclusive, sans être dans le rapport franco-algérien, sans être enfermé dans l'Histoire". Car pour lui, "il s'agit d'un moment d'art, d'humain, de complexité, de chair, de mort, de disparus, il ne s'agit pas de récit d'Histoire".
Kamel Daoud a écrit des textes, des grands, suspendus au centre des salles d'exposition, d'autres plus petits qui répondent aux photos. Il y parle des corps et des morts, dans un pays où les martyrs sont partout. D'une espèce de complexe du "décolonisé né longtemps après la fin de la guerre". De la maison, au village, qui "ne nous appartient pas vraiment", qui "est passée de mains en mains".
Redonner une image à l'Algérie
Et puis, pour les deux artistes, il s'agissait de redonner une image à l'Algérie, un pays qui n'en a pas. "Les Français ne savent pas à quoi ressemble vraiment l'Algérie", dit Depardon. "Parce que peu de Français y vont." Alors en 2019 il y est retourné, à Alger et à Oran où vit Kamel Daoud. A ceux qui s'en étonnaient, il répondait : "Mais c'est formidable, j'adore l'Algérie." Et là, "je me suis efforcé de faire les plus belles photos que je pouvais faire de ma vie", dit-il. Dans un pays où on n'aime pas trop être photographié par un Français, il a été accueilli par des sourires. Il a capté la vie dans la rue, la beauté des filles, les gestes furtifs des amoureux.
L'exposition se termine sur un film réalisé par Claudine Nougaret, sur un échange entre Raymond Depardon et Kamel Daoud. "On aurait aimé faire le film en Algérie", dit-elle. Mais avec le Covid, c'était compliqué. Alors la conversation a eu lieu au dernier étage de l'Institut du monde arabe. "J'ai eu la chance d'être témoin de cette amitié naissante qui, j'espère, va durer longtemps", conclut-elle.
"Son œil dans ma main, Algérie 1961-2019, Raymond Depardon / Kamel Daoud"
Institut du monde arabe
1, rue des Fossés-Saint-Bernard-place Mohammed V, 75005 Paris
Tous les jours sauf lundi. Du mardi au vendredi 10h-18, les samedis, dimanches et jours fériés 10h-19h
Tarifs : 8 € / 6 € / 4 €
Du 8 février au 17 juillet 2022
Son oeil dans ma main, Editions Barzakh (Alger) et Editions Images Plurielles (Marseille), 232 pages, 134 photos, 35 €
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