Brassaï fait vivre les murs avec ses "Graffiti", au Centre Pompidou
Brassaï aimait se promener dans les rues de Paris, comme le montrent ses grandioses photographies de nuit. Les inscriptions et dessins sur les murs l'ont intéressé très tôt et il les a enregistrés de façon systématique avec son appareil pour en recueillir une sorte de catalogue, témoignage sociologique mais surtout recueil poétique d'un art populaire.
"Le Centre Pompidou a sans doute la plus grande collection de Brassai, plus de 520 tirages originaux au total, et pour les "Graffiti", c'est certainement vrai : le centre en possède 126, et ce sont en plus des tirages d'exposition", souligne Karolina Ziebinska-Lewandowska, la commissaire de l'exposition, faisant remarquer en particulier le grand tirage du "Roi Soleil" qui accueille le visiteur, ainsi qu'un collage pour la maquette d'une tapisserie, assemblage poétique de petits visages, de cœurs, de signes, autour d'une femme-oiseau.
"On pensait connaître la série mais il n'y a jamais eu de véritable recherche sur Graffiti. Or il s'avère être un projet plus complexe et plus riche qu'on le penserait", souligne-t-elle.
Accidents surréalistes et formes imaginaires
A partir du début des années 1930, le photographe arpente les quartiers populaires, Belleville, les Halles, dans une moindre mesure le Quartier Latin et les alentours de la place d'Italie. On y trouve encore alors des murs en plâtre faciles à entamer.Ils sont parfois altérés simplement par le temps et les éléments. Ces murs défraichis attirent déjà l'attention du photographe et il y laisse courir son imagination. Rapprochant son appareil photo, il nous y fait voir des formes humaines ou animales. Ainsi une bande sinueuse décrépite sous une plaque de gaz devient une silhouette de femme.
Les "Graffiti" de Brassaï sont nés dans un contexte surréaliste : le photographe est proche à cette époque de Salvador Dali, de Paul Eluard ou d'André Breton, et c'est d'ailleurs dans la revue surréaliste "Minotaure" que les premières photos de la série ont été publiées. Cette façon de faire un gros plan sur les "accidents" dans le mur pour y imaginer autre chose, d'être à l'affût des hasards, est proche du principe surréaliste de "dépaysement" qui consiste à isoler un élément pour susciter de nouvelles associations.
Des dessins liés à l'interdit
L'essentiel de la série porte toutefois sur les traces laissées dans le plâtre par des mains furtives, des lettres, des cœurs, des figures sommaires, des têtes à Toto ou des silhouettes, manifestations d'un art de tout le monde, d'une expression populaire dans lesquelles Brassaï voit un art véritable. "Avec le langage du mur nous avons affaire non seulement à un important fait social, jamais encore étudié, mais aussi à une des plus fortes et plus authentiques expressions de l'art", écrit-il en 1958. Ces dessins gravés sont liés à ce qui est interdit, et c'est ça qui intéresse Brassaï.Et il n'est pas le seul à se passionner pour cette expression primitive : le rapprochement est saisissant entre une tête à cornes saisie par Brassaï sur un mur de Paris et les sculptures en papier de Picasso qu'il a photographiées dans l'atelier de l'artiste espagnol dans les années 1940. Le photographe souligne d'ailleurs toujours l'aspect sculptural des graffitis en effectuant des prises de vue en pleine lumière qui exacerbent le contraste et en expriment le volume.
Un geste créateur et destructeur
"Ils étaient tous les deux fascinés par ces formes primitives sur les murs, par l'aspect à la fois créateur et destructeur du geste, un vandalisme qui en même temps crée une forme qui inspire les artistes parce que c'est une forme non académique, qui les intéresse", commente Karolina Ziebinska-Lewandowska.Quant à Prévert, il choisit les "graffiti" de Brassaï pour illustrer un de ses recueils de poèmes ("Paroles", 1945) et une série d'ouvrages en Livres de Poche. Il fait lui-même des collages à partir de photos de Brassaï.
Jean Dubuffet est également fasciné par les murs comme vecteur d'art "brut". Il intègre des images de Brassaï dans son premier album d'art brut.
Une exposition historique et un livre
Aboutissement d'années de travail, en 1956 l'exposition du MoMA de New York intitulée "Language of the Wall. Parisian graffiti photographed by Brassaï" montre quelque 120 de ces images, "fleurs sauvages et éphémères de l'art, qui s'épanouissent partout sur les murs des quartiers de Paris" selon les mots du photographe. L'exposition voyage ensuite à Londres, en Italie, en Allemagne et à Paris à la galerie Daniel Cordier, avant la parution du livre "Graffiti" en 1961.Toutes les pages du livre, 105 photos accompagnées de textes, sont projetées au Centre Pompidou. Des textes denses de la main même de Brassaï, qui nourrit sa réflexion de nombreuses lectures.
Le Centre Pompidou évoque l'exposition historique de 1956 en reprenant ses sections thématiques : l'amour et la mort sont des thèmes archi-présents dans les graffiti, comme si les mains anonymes se défoulaient en dessinant des cœurs, des corps de femmes, des têtes de mort, de désirs dont on avait du mal à parler dans la société des années 1930 ou 1950.
Pour Brassaï, le mur n'est pas une matière inerte sur laquelle agit la main humaine, elle a sa propre dynamique. Il s'intéresse à l'interaction avec le mur "qui pour lui était presque comme un être vivant", raconte Karolina Ziebinska-Lewandowska. Deux trous, trois trous accidentels dans un mur appellent la main à dessiner un nez, une bouche, comme le montre une succession de trois images.
Les murs prennent la parole
Le mur comme miroir des tensions politiques est aussi un aspect qui intéresse Brassai : il a collectionné les croix de Lorraine, les faucilles et marteaux, les croix celtiques, les inscriptions, souvent couvertes d'une peinture qui dégouline, puis réitérées sans fin, à l'époque notamment de la Guerre d'Algérie. Un aspect qui ne fut pas mis en avant dans le livre "Graffiti", mais était bien présent dans l'exposition, comme le montre cette photo de croix de Lorraine qui était en ouverture au MoMA. Déjà, Brassaï nous dit que les murs prennent la parole. "Pour nous, c'est évident, parce que après 68 on a beaucoup parlé de la fonction politique du mur, mais dans les années 1950, il était le premier" à l'évoquer, souligne la commissaire.Alors, Brassaï, précurseur du street art, se demande-t-on ? "Ce qui lie le plus probablement les deux, c'est l'intérêt porté aux formes qui sont sur les murs, en tant que formes artistiques. Brassaï est le premier à y porter attention à ce point. Ce regard-là, c'est ce qui a fait que le street art est devenu street art : on commence à regarder ces formes dessinées par des non-artistes sur les murs. Ensuite, ça s'est développé en art véritable", estime Karolina Ziebinska-Lewandowska.
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