Fernell Franco, les ombres d'une ville qui disparaît, à la Fondation Cartier
On est tout de suite saisi par le sombre et puissant lyrisme des images qu'a inspiré à Fernell Franco la dégradation de la ville qu'il a connue enfant, des vieilles salles de billard, bientôt remplacées par des bars modernes aux belles demeures abandonnées. Des images d'une force que ne peut produire qu'un grand photographe.
Fernell Franco (1942-2006) a passé ses premières années à la campagne, dans le village de Versalles. En raison de la guerre civile, sa famille doit fuir et s'installe à Cali. Il a huit ans et il est frappé par la lumière de la ville. A douze ans, il est coursier pour un laboratoire photo : il explore ainsi les recoins de Cali qu'il commence à s'approprier. En même temps, il se passionne pour le cinéma, passant des journées dans les salles obscures où il découvre les films populaires mexicains, les films noirs américains et le néoréalisme italien qui va influencer son regard.
"Un reflet de l'âme"
Autodidacte, il commence par faire des portraits de rue et devient photoreporter pour des journaux, couvrant aussi bien les violences que les cocktails de la haute société. Puis il gagne sa vie en travaillant pour la mode et la publicité.Ce ne sont pas ces images qu'on découvre à la Fondation Cartier car Fernell Franco fait en même temps une œuvre personnelle d'une poésie incroyable, qui ne montre pas la violence, les inégalités sociales, mais les suggère. Son travail est "un reflet de l'âme", disait sa fille Vanesa Franco, dans une interview à AMA (Art Media Agency)
L'art du tirage
Presque entièrement dédiée à sa ville, Cali, son œuvre personnelle n'en fait pas le portrait objectif. On ne peut même pas dire qu'il en capte l'ombre et la lumière car s'il le fait avec son appareil, il poursuit le travail dans le laboratoire, jouant sur le contraste et la densité, pour donner plus ou moins de lumière et de blanc, utilisant la solarisation pour accentuer l'ombre. Il poussera ces procédés à leur paroxysme dans ses "portraits de ville" ("Retratos de ciudad") où les rues, les places, tantôt très blanches de lumière, tantôt sombres, sont peuplées de petits personnages flous et irréels.L'exposition présente souvent plusieurs tirages de la même photo, montrant comment ils peuvent mettre en valeur différents éléments, en faire ressortir un, plonger les autres dans l'ombre.
La noirceur d'un bordel de Buenaventura
La première série importante de Fernell Franco est celle des "Prostitutas" (prostituées), au début des années 1970. Lassé des portraits parfaits de la pub et de la mode, il a voulu raconter le quotidien des filles (pour certaines très jeunes) qui travaillent dans une maison close de Buenaventura, le port proche de Cali (près de vingt ans plus tard, il réalisera dans cette ville une série de paysages urbains d'une désolation absolue, "Pacifico").A la recherche de "la vérité de la vie lorsqu'elle n'est pas maquillée, même si elle (est) rude et violente", il saisit la beauté des filles, sans artifice, sans misérabilisme, seules ou en groupe, serrées les unes contre les autres, leurs corps presque mêlés. Les images ne sont pas glauques, on le sent proche de ses sujets. La noirceur de leur condition, c'est par des jeux de tirages qu'il la suggère. Un portrait identique est répété six fois sur le même collage, de plus en plus foncé, jusqu'à ce qu'on ne voie plus qu'un visage dans l'obscurité.
Une esthétique de la ruine
Des ruines de sa ville, Fernell Franco va faire des images d'une beauté puissante."La ville que j'aimais lorsque j'étais adolescent, celle de mes promenades à vélo en quête d'une pièce de théâtre ou d'un film à voir, s'est mise à disparaître et à péricliter à partir des années 1970", expliquait Fernell Franco, qui en a saisi les traces dans la série "Demoliciones" (démolitions), une métaphore de la violence qui gagne Cali, car à la place de ces beaux édifices des années 1930 et 1940, les cartels de la drogue ont bâti des immeubles sans âme. Le photographe accentue la nostalgie et l'irréalité des pièces sans plafond, murs décrépits, peintures écaillées, dallages décatis en les rehaussant subtilement, ajoutant une couleur très légère. Il froisse certains tirages les faisant paraître plus anciens.
Autre aspect de l'évolution de la ville, de vieilles maisons du centre de Cali sont abandonnées par leurs riches propriétaires qui leur préfèrent des appartements "à la mode américaine". Avec son ami Oscar Muñoz, Fernell Franco explore ces splendeurs délaissées, jouant avec les lignes de leurs cours et de leurs escaliers. Au tirage il accentue l'ombre et la lumière, zoome sur un détail comme cet homme seul au milieu d'un patio carrelé ("Interiores", intérieurs).
Des marchandises emballées pour évoquer la mort
Plus étonnante, sombre et onirique, presque abstraite, la série "Amarrados" (attachés) montre des ballots étranges, en réalité des marchandises emballées dans des toiles et ficelées sur les marchés. C'est une évocation explicite de la violence et de la mort : "En travaillant à la photographie d'objets inanimés, je me suis rendu compte que cette façon d'envelopper avait quelque chose à voir avec celle de ficeler et d'isoler la mort", disait le photographe.Fernell Franco avait été exposé dès 1972 avec ses "Prostitutas", à galerie de la Ciudad Solar, lieu alternatif du centre de Cali autour duquel se rassemblaient les artistes du groupe dit "de Cali", dont fait partie également Oscar Muñoz.
Mais quand il est mort en 2006, il commençait à peine à bénéficier d'une reconnaissance internationale. Depuis, ses "Amarrados" ont été montrés en 2009 à New York, à l'America's Society. Puis les "Prostitutas" ont été en 2011 à PhotoEspaña à Madrid, et le musée Reina Sofia a acheté une dizaine des tirages de la série. En 2014, ses travaux étaient présents dans une exposition collective de photographie latino-américaine à l'International Center of Photography de New York.
C'est la première fois qu'on peut voir un grand ensemble de son travail en Europe, une occasion à ne pas rater.
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