Florence Henri ou l'image construite au Jeu de Paume
Florence Henri (1893-1982) est une femme qui a cultivé la liberté, une figure cosmopolite qui n'hésite pas à changer radicalement d'activité artistique. Et, du piano à la photographie, en passant par la peinture, elle rencontre toujours les artistes qui comptent et se fait remarquer rapidement.
La liberté lui vient sans doute d'une enfance mouvementée, puisqu'elle nait à New York en 1893 d'un père français et d'une mère allemande. Elle perd sa mère à deux ans, part vivre dans sa famille maternelle en Silésie jusqu'à neuf ans. Puis elle est à Paris dans un internat de religieuses où elle apprend la musique. Trois ans plus tard, elle part pour l'Angleterre où elle étudie le piano.
Musicienne, peintre et photographe
Quand elle perd son père, à 14 ans, elle va vivre chez une tante à Rome où elle rencontre des musiciens en vue, avant de poursuivre ses études de piano à Londres où elle commence à donner des concerts. Ensuite, toujours pour la musique, cap sur Berlin, où elle étudie avec Ferruccio Busoni et fréquente les musiciens d'avant-garde. Mais doutant de devenir une grande concertiste, elle se lance dans la peinture, figurative puis abstraite. Elle rencontre Hans Arp ou Laszlo Moholy-Nagy, puis suit les cours de Klee et Kandinsky au Bauhaus de Weimar et se lie avec l'avant-garde russe.
Installée à Paris en 1924, Florence Henri étudie à l'Académie moderne fondée par Fernand Léger et Amédée Ozenfant et participe à l'exposition "L'Art d'aujourd'hui" consacrée aux dernières tendances.
Un jeu de miroirs
Le détour peut paraître long mais c'est dans ce contexte qu'il faut resituer sa carrière, assez brève, de photographe. C'est lors d'un cours d'été du Bauhaus de Dessau, en 1927, qu'elle fait ses premières photos et abandonne (pour un temps) la peinture. Et, une fois de plus, elle va être rapidement reconnue, exposée, publiée.
Ses premières images sont des portraits et des autoportraits dans des miroirs. Le fait qu'elle soit passée par la peinture n'est pas anodin. Les premières compositions de Florence Henri empruntent, par leur iconographie, au surréalisme, avec des objets sortis de leur contexte, comme des chevaux de manèges, des mannequins, des bobines de fil. Mais, par ailleurs, "toutes les idées du cubisme et du constructivisme sont présentes dans ses images", fait remarquer Cristina Zelich, la commissaire de l'exposition du Jeu de Paume. "Les miroirs lui permettent de fragmenter l'image et de démultiplier les formes."
La composition, loin du document
Elle penche les images, fait des surimpressions en utilisant plusieurs négatifs ou deux fois le même, dédoublant l'image ou l'exposant une fois à l'endroit, une fois la tête en bas.
Dès 1928, Moholy-Nagy écrit un article sur ses compositions abstraites. Et elle participe en 1929 à deux expositions internationales de photographie créative en Allemagne. Son célèbre autoportrait dans un miroir, avec deux boules métalliques est au catalogue de "Film und Foto", organisée à Stuttgart. A partir de là, ses photos vont être abondamment publiées dans les revues d'art les plus importantes.
Le lien avec la peinture est aussi important dans la mesure où, pour l'artiste, ce qui compte en photographie c'est la composition. "Il ne s'agit pas de documenter la réalité mais de composer des images à partir de la réalité", explique Cristina Zelich. "Avec la photographie, ce que je veux surtout c'est composer l'image comme je le fais avec la peinture. Il faut que les volumes, les lignes, les ombres et la lumière obéissent à ma volonté", dit l'artiste.
Des natures mortes aux portraits
"Elle est une peintre abstraite quand elle commence la photographie et elle en a une conception absolument mentale", explique Giovanni Battista Martini, détenteur des Archives Florence Henri à Gênes qui, depuis qu'il a découvert cette artiste au début des années 1970, se bat pour la faire connaître.
Après les roues, les bobines de fil, les fenêtres, Florence Henri va utiliser pour ses natures mortes des pommes, des fleurs, réalisant des collages qu'elle rephotographie parfois. Il lui arrive de couper son image en deux avec un élément flou, ce qui ajoute à l'aspect irréel.
L'artiste vit la plupart du temps grâce à l'héritage de son père. Mais en 1929 elle doit ouvrir un studio pour subvenir à ses besoins. Rien ne subsiste des portraits commerciaux qu'elle y a faits. Elle a détruit les négatifs des images qui ne correspondaient pas à ses recherches artistiques. Restent les portraits de ses amis. Le cadrage sur le visage est serré, la composition en diagonale est soulignée par le regard, jamais dirigé vers l'objectif, et la lumière crue met les traits en relief.
Des nus à l'envers
Florence Henri a photographié ses amis artistes, Sonia Delaunay, Fernand Léger, Kandinsky, parfois dans leur atelier. Robert Delaunay est grandiose en clair-obscur devant un de ses tableaux. Jean Arp se cache dans l'ombre de ses sculptures.
Autre activité commerciale, elle fait des campagnes publicitaires qui reflètent ses recherches, comme celle pour Lanvin, où une boule noire se répète indéfiniment par un jeu de miroirs.
Elle compose aussi des nus (à cette époque, les femmes photographes reprennent possession de la représentation du corps féminin, souligne la commissaire) à côté de fleurs ou d'objets plus ou moins mystérieux, coquillages, cartes. Elle colle le nu sur des fonds de mer ou renverse l'image. Elle peut signer ses images deux fois, horizontalement et verticalement, pour laisser le choix du sens où on veut la regarder, raconte Giovanni Battista Marini.
Une artiste injustement oubliée
Les photos de Paris ou de Bretagne qui pourraient ressembler le plus à des photographies documentaires montrent toujours un grand souci de la composition. Comme celle qui pourrait être une vue banale mais où la lumière et l'ombre d'un pont sur la Seine et le quai blanc dessinent une très belle image graphique.
Les dernières années avant la guerre, Florence Henri habite rue Saint-Romain une maison avec terrasse où elle travaille en plein air, à la lumière naturelle, jouant avec les lignes de la baie vitrée, les ombres. Elle continue son travail sur le portrait et l'autoportrait, insérant par exemple son visage dans un cadre de tableau vide posé sur la terrasse.
L'artiste revient à la peinture à la fin des années 1930 et surtout pendant les années de guerre, où il est difficile de faire de la photographie. Elle abandonnera progressivement la photo pour peindre des paysages et effectuer des collages (peints) abstraits dans les années 1970.
Gisèle Freund ou Lisette Model ont été ses élèves, et Ilse Bing disait que c'est en voyant ses images qu'elle était venue à Paris. Florence Henri a joui d'une grande reconnaissance dans les années 1930. Après l'exposition de l'Hôtel des Arts de Toulon en 2010-2011, qui montrait aussi ses peintures, c'est l'occasion de redécouvrir une artiste injustement oubliée.
Florence Henri, Miroir des avant-gardes, 1927-1940, Jeu de Paume
1 place de la Concorde, 75008 Paris
Tous les jours sauf lundi et 1er mai
Mardi : 11h-21h
Mercredi-dimanche : 11h-19h
Tarifs : 10 € / 7,50 €
Du 24 février au 17 mai 2015
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