Cet article date de plus de dix ans.

L’illusionniste Joan Fontcuberta investit la MEP

La Maison européenne de la photographie accueille Joan Fontcuberta, un artiste qui questionne constamment les notions de vérité, jouant avec la réalité et la fiction pour aiguiser notre sens critique. Dans ses "Camouflages" il raconte des histoires abracadabrantes, troublantes et drôles à la fois, où il aime se mettre en scène.
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Joan Fontcuberta à Barcelone en mars 2013, à côté de son oeuvre "Spoutnik" : portrait officiel du pilote-cosmonaute Ivàn Istochnikov, 1968
 (A gauche, A droite © Joan Fontcuberta)

Dans l’escalier qui mène au sous-sol de la MEP, Joan Fontcuberta a exposé une dizaine d’ouvrages signés de son nom et abordant les thèmes les plus divers, de la "Soupe au thym" à la spéléo amateur, à côté d'une traduction de Stefan Zweig et d'un livre sur les textes censurés sous l’Inquisition.
 
"J’aime beaucoup l’écriture, nous dit le photographe catalan. Je fais beaucoup de publications. Et je suis très fier de mes publications. Notamment de la dernière, publiée il y a trois mois." Il y a ici "trois sortes de livres" : de "vrais" livres de l’artiste, d'autres écrits par des homonymes (il a contacté tous les Joan Fontcuberta trouvés dans l’annuaire de Barcelone et leur a demandé s’ils avaient publié). Ceux du troisième genre, il les a "bricolés", comme il aime dire. Ils sont totalement bidon.

Joan Fontcuberta, "Herbarium", Guillumeta polymorpha, 1982, tirage gélatino-argentique
 (Joan Fontcuberta)
 
Cette présentation de livres est une bonne introduction à l’esprit du travail de l’artiste catalan, photographe, théoricien, critique, historien et professeur, qui s’amuse en permanence à jouer avec les apparences, à brouiller les pistes. "J’aime bien me promener entre le vrai et le faux", confie l’artiste, qui n’a pas attendu Photoshop pour "bricoler".
 
Tromper le spectateur
A la Maison européenne de la photographie, il présente dix projets, sortes d’expositions dans l’exposition. Dans chaque salle, Fontcuberta propose un projet, portant sur une discipline différente : la botanique, la zoologie, la géographie, l’information… "Je voulais faire une encyclopédie alternative, comme Jorge Luis Borges", dit-il. "Je parodie la façon dont un domaine utilise la photo", en essayant de "tromper le spectateur, dans le sens où les images sont toujours trompeuses".
 
En fait, il y a neuf projets, et le dixième est distillé dans les salles : c'est une reproduction d'un portrait du Greco, apparemment toujours la même. En réalité, l’artiste se cache derrière en donnant à chaque fois au modèle un de ses traits : son nez, ses yeux, ses mains… Cette série s’appelle "Camouflages", d'où le nom de l’exposition.
Joan Fontcuberta, Fauna, Solenoglypha Polipodida, 1985, tirage gélatino-argentique viré au sélénium
 (Joan Fontcuberta)
 
"Fauna", un bestiaire fantastique
Les premières salles nous montrent des plantes et des animaux en parodiant le discours scientifique et son autorité.
 
Dans la lignée des espèces de plantes improbables d’"Herbarium", "Fauna" nous plonge dans le doute et l’étonnement. L’artiste dit être parti des travaux d’un naturaliste allemand Peter Ameiseuhaufen qui aurait passé sa vie, au début du XXe siècle, à rechercher des exceptions à la théorie de Darwin, traquant à travers les mondes des espèces disparues, des monstres et des hybrides, pour documenter un bestiaire plus que fantastique. Les images ont l’apparence de l’objectivité mais on doute rapidement de la réalité de ces serpents à 12 pattes, de ces coquillages à longues pattes au nom scientifique de Micostrium vulgaris ou de ces singes à 6 bras et jambes.
 
Douter du discours des institutions
"Il faut douter de ce que disent les institutions qui peuvent avoir le monopole" du discours : "La science ne représente que des vérités provisoires, ce n’est qu’une façon de nous raconter la réalité", nous avertit Fontcuberta. 
 
Avec "Spoutnik", Fontcuberta fait plus fort. Il conte l’histoire d’un cosmonaute soviétique, Ivan Istochnikov, qui a "disparu" dans l’espace en 1968. Les autorités se sont débarrassés de lui et ont envoyé sa famille en Sibérie. Une photo le montre avec plusieurs camarades. A côté, la même image mais il a été effacé. Un journaliste américain s’est intéressé à cette histoire et a fait des recherches quand la photo originale a été vendue chez Sotheby’s (après la chute du mur, des documents ont quitté la Russie). Résultat, une exposition qui réhabilite le cosmonaute, montrant des photos de lui petit, à l’école militaire, quand il se marie. Avec des documents, des objets de la grande époque de la conquête de l’espace soviétique. Le tout organisé par la Fondation Spoutnik.
Joan Fontcuberta, "Spoutnik", Ivan et Kloka effectuant leur sortie historique hors de la capsule, 1968, tirage gélatino-argentique
 (Joan Fontcuberta)
 
Un faux cosmonaute sur Google
Sauf que toute cette histoire est fausse, rectifie Fontcuberta, même si elle est partie d’une vente aux enchères qui a bien eu lieu. La fondation n’existe pas. Et "Ivan Istochnikov, c’est moi", explique Fontcuberta : "Ivan Istochnikov, c’est Joan Fontcuberta traduit en russe". Il a exhumé des photos de son album de famille : on le voit, enfant, dans un avion de manège. Plus tard, le jour de son mariage, entouré par la foule. Pour ça, il a "bricolé" des photos qu’il est allé chercher en Russie.
 
Pourtant, quand le projet a été exposé à Madrid en 1997, une chaîne de télé espagnole a pris l’histoire au sérieux et l’a fait passer pour vraie, raconte-t-il. Et si on cherche le nom du cosmonaute sur Google, il apparaît dans une notice sur les "cosmonautes fantômes".
Joan Fontcuberta, "Déconstruire Oussama", Le Dr Fasquiyta-Ul Junat menant une incursion de la guérilla des talibans d'Al-Qaïda dans la zone de combat au nord de Mazar-e-Sharif, 2003, tirage à développement chromogène
 (Joan Fontcuberta)
 
Des personnages de Tintin sur les traces de Ben Laden
"J’aime bien me dissoudre comme auteur, raconte Fontcuberta. Mon projet est fait à deux : le spectateur doit participer, rire, se fâcher. Je ne veux pas de spectateur passif. Je donne des clés, des petites pistes qui permettent à quelqu’un d’attentif" de se rendre compte qu’il y a quelque chose de bizarre.
 
"Spoutnik" est drôle. "Déconstruire Ousama" est hilarant : il s’agit de l’enquête de deux photojournalistes de l’agence Al-Zur, basée au Qatar, très populaire dans les pays arabes. Mohammed Ben Kalish Ezab et Omar Ben Salaad (les noms ont été choisis parmi les personnages de Tintin) ont suivi les déplacements des dirigeants d’Al-Qaïda. Au côté de Ben Laden apparaît souvent un personnage mystérieux, le Dr Fasquiyta Ul Junat, présenté comme le cerveau de l’organisation. Sous le turban et la grande barbe, on reconnaît une fois de plus l’espiègle Fontcuberta. Coup de théâtre, les deux journalistes s’aperçoivent que toute cette histoire n’est qu’une comédie, une construction. Le Dr Fasquiyta Ul Junat est un acteur de séries télévisées arabes qui a prêté son visage à une pub pour Mecca Cola.
 
A la fin, "le pauvre comédien en a marre. On envoie alors un commando mais personne ne va rien voir" et on peut alors faire semblant de le faire disparaître.
Joan Fontcuberta, "L'Artiste et la photographie, Suite Portlligat", Narcesse sodomisé par une mâchoire repentante, 1959, tirage gélatino-argentique
 
 (Joan Fontcuberta)
 
Des photos à la façon de Picasso
Cette parodie de journalisme est née de l’idée que "quand Ben Laden est devenu un personnage médiatique, il ressemblait à un personnage de fiction", explique l’artiste. Pour nous dire de "faire attention, de garder une distance", il a mis en face de photos de jihadistes des textes qu’on peut imaginer menaçants si on ne lit pas l’arabe. Il s’agit d’extraits des "Mille et une nuits" ou d’une recette de couscous.
 
Fontcuberta appelle à la réflexion sur la manipulation : "Je suis capable avec quelques appareils numériques de faire tout ça. Alors imaginez des agents des services secrets."
 
Dans le domaine de l’art, Fontcuberta a imaginé des photos à la façon de Picasso, Miro, Tapies, Dali d’une vérité déconcertante. A tel point qu’un directeur de musée a voulu lui en acheter un. Pourtant, "je ne dis jamais qu’il s’agit de Miro, Picasso, Dali, je fais des images dans l’esprit mais c’est nous-mêmes qui les interprétons".
Joan Fontcuberta, "Miracles & Co", Munkki Juhani fait lire un chapitre du Kalevala à des suricates lapons, 2002
 (Joan Fontcuberta)
 
"L’image est toujours magique"
Pour aborder la géographie, il a fait de grands paysages : quand on s’approche, ils sont un peu bizarres. En fait, Fontcuberta a utilisé un logiciel conçu à des fins militaires et scientifiques qui transforment une carte en paysages vraisemblables en trois dimensions. Et au lieu de l’appliquer à des plans, il a interprété des tableaux, de Cézanne, d’Henri Rousseau. Cette utilisation détournée "est une façon d’interpréter l’inconscient de la machine", nous dit-il.
 
On rit encore dans la dernière salle où Fontcuberta s’attaque à la religion en photographiant des miracles dans une obscure communauté orthodoxe : il prend les traits d’un moine en lévitation, cryogénisé ou multiplié. L’artiste se réjouit de "finir avec la magie", remarquant que, en français, image et magie sont des anagrammes. "L’image est toujours magique", conclut-il en souriant.

Joan Fontcuberta, Camouflages, Maison européenne de la photographie, 5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris
Du mercredi au dimanche, 11h-19h45 (fermé lundi, mardi et jours fériés)
Tarifs : 8€ / 4,5€ (gratuit le mercredi à partir de 17h)
Du 15 janvier au 16 mars 2014

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.