Paris Photo 2024 : deux siècles de photographie de Gilles Caron à Richard Avedon, du polaroid à l'IA
On date de 1826 ou 1827, la première photographie, Point de vue pris d'une fenêtre de la propriété du Gras à Saint-Loup-de-Varennes par Nicéphore Niépce. En 2026 sera donc célébré en grande pompe ce bicentenaire, a annoncé la ministre de la Culture, Rachida Dati.
En attendant, c'est un retour au Grand Palais et le monde du 8e art va s'y retrouver du 7 au 10 novembre 2024. Pour cette 27e édition, 240 exposants. Tous les styles, tous les genres, toutes les époques, tous les supports sont exposés. Du noir et blanc aux images composées par l'intelligence artificielle (IA), de la photo documentaire à la jeune création. Tour d'horizon en six haltes sous la verrière du Grand Palais.
"Gilles Caron, c'est la quintessence de la juste distance"
Gilles Caron, photographe de guerre, disparaît au Cambodge en 1970 à l'âge de 31 ans. Son héritage photographique se monte à 100 000 photographies. Il avait parcouru les mondes en guerre. Israël, le Biafra, l'Irlande... Un regard de photoreporter pas comme les autres, un portraitiste des combattants.
À l'autre bout du spectre, ce sont les années yéyé l'effervescence de Mai-68 et le célèbre sourire de Daniel Cohn-Bendit face aux CRS. Caron immortalise une jeunesse pleine de rêves. C'est ce paradoxe de la série Un monde imparfait que la galerie Anne-Laure Buffard présente dans un solo show plein d'humanité.
Un monde imparfait, le joli titre de cet accrochage est tiré d'une lettre que Gilles Caron adresse à sa mère en 1960. "Il n'y a aucune raison pour que ce monde imparfait et ennuyeux qui m'a été donné à la naissance, je sois obligé de l'assumer et de l'améliorer dans la mesure de mes moyens. On subit toujours, mais de diverses façons. Ne rien faire, c'est désolant. Jouer un rôle, c'est prendre son siècle en main, en être imprégné tout entier."
Anne-Laure Buffard nous explique son choix : "On est dans un monde imparfait. Qui est aussi perçu dans sa beauté par Gilles Caron. Il y a cette libération, ces émancipations, ces énergies des lanceurs de cailloux, cette chorégraphie de la révolte. Cette grande liberté qu'on ressent. Et donc, c'est vrai que ce que j'aime chez Gilles Caron, c'est cette conscience du tragique, de l'existence et, en même temps, de la beauté du monde et de nos vies."
Gilles Caron, dont Anne Buffard dit qu'il est "la quintessence de la juste distance", est un exemple d'éthique du photographe, admiré par les plus grands reporters. Aujourd'hui, les images des combats arrivent en masse par les réseaux sociaux, mais l'humanité de la guerre semble ne plus apparaître. Le monde imparfait a en effet perdu un de ses témoins.
"Un monde imparfait" de Gilles Caron à la Galerie Anne-Laure Buffard, Stand C52
Un face-à-face chez Gagosian
Chez Gagosian, c'est un face-à-face de deux regards ultra-connus pour leurs photographies de mode, chic et papier glacé, Richard Avedon et Tyler Mitchell. Avedon a capturé les célébrités et le monde de la haute couture et du luxe. Ces portraits de Marilyn Monroe ou d'Andy Warhol sont dans la légende. Mais on ignore parfois que dans les années 1960, il a travaillé avec James Baldwin sur la discrimination, sur l'identité, sur la couleur de peau et la classe sociale. Il s'est plongé dans d'autres univers que ceux des studios de mode.
Tyler Mitchell, lui, n'a pas 30 ans. C'est la nouvelle star de la photo de mode. Il est le premier photographe noir à réaliser la Une de Vogue avec son portrait de Beyoncé en 2018. Il explique à Franceinfo Culture son admiration pour Avedon : "Je veux placer ma pratique dans son sillage."
Et s'inscrire dans cet héritage pour lui, c'est aussi regarder le versant social d'Avedon moins connu : "C'est formidable parce que je pense qu'Avedon a fait tellement de photographies iconiques. Des photographies de mode, mais c'était aussi un artiste à l'esprit social, il a une œuvre très complexe. Par exemple, j'éprouve beaucoup d'admiration pour ces photographies au bal des débutantes noires en Louisiane dans les années 1960."
Ce face-à-face nous permet de découvrir qu'au-delà d'une imagerie de pub, vantant le luxe, ces deux photographes à cinquante ans de distance peuvent dialoguer, s'inspirer et dévoiler un monde de beautés plus authentique.
"Richard Avedon and me" par Tyler Mitchell à la galerie Gagosian, Stand B22
Quand l'IA s'en mêle
Depuis quelques années, l'IA menace la photographie. Fabrication de fausse image, détournement de la réalité, propagande. Pour les artistes, elle est aussi devenue une complice ou un adversaire à déjouer. Le secteur Digital accueille15 galeries qui accrochent des artistes qui travaillent avec la digitalisation de l'image.
Gretchen Andrew, artiste américaine, est représentée à Paris Photo par L'Avant Galerie Vossen. Photographe et peintre, elle a décidé de déjouer l'IA et elle le fait avec un humour dévastateur. Au départ, une image des fameux réseaux sociaux où se pavanent des influenceuses aux corps dessinés pour plaire. Elle introduit la photographie dans Facetunes, un logiciel qui corrige les imperfections et impose la beauté parfaite. Gretchen Andrew trace les corrections à gros traits de peinture. Elle démontre joliment l'absurdité de la recherche du corps tel que l'IA, dictatoriale, l'a décidé. Elle dit à Franceinfo Culture : "Je veux démontrer mon désaccord avec l'IA. Ces portraits racontent comment sont les gens et comment l'IA dit ce que devrait être le corps des femmes. Partout où je souligne une marque sur le corps, il y a un conflit et je cherche cette confrontation." Revoici donc Kim Kardashian revue et corrigée, comme l'arroseur arrosé.
Deux travées plus loin, toujours dans le secteur Digital, voici l'étrangeté de Jonas Lund. Il est Suédois, né en 1984. Il regarde avec réserve les innovations technologiques et les progrès du digital. Mais "l'IA est son assistante", nous glisse Anne Schwanz de la Galerie Impart basée à Berlin. Elle nous décrit ses images dont on ne perçoit pas la réalité ou le virtuel : "Cette série présente des figures humaines transformées capturées dans des scénarios surréalistes et abstraits."
L'artiste nourrit la bête, soit l'IA, et ensemble, ils fabriquent ainsi une série entre le roman-photo du futur et le feuilleton du siècle prochain. Les logiciels et les algorithmes bien dirigés peuvent fabriquer de la poésie de science-fiction. Inquiétant ou pas, c'est "en réalité" fascinant.
Gretchen Andrew chez L'Avant Galerie Vossen, Stand F04
Jonas Lund chez Office Impart, Stand F08
Un Cartier-Bresson espagnol inconnu
La belle surprise du salon se trouve allée B, numéro 44, le stand de galerie Alta, une galerie andorrane, dont c'est la première venue à Paris Photo. Le bruit circule vite durant le vernissage. "Il faut s'y rendre, c'est une découverte". Sur les murs sont accrochées des photographies noir et blanc des années 1960. Nombreux sont ceux qui découvrent le nom de son auteur. Il s'agit de Ramon Masats, un Catalan né en 1931 et décédé en 2024. Son univers : une Espagne sous Franco, hors d'âge. Les rues de Pampelune durant la San Firmin, fête populaire et folle, s'il en est. Les arènes aux toreros fatigués et au public brûlant sous le soleil de l'été. Un noir et blanc et un regard tout de suite associé à la photo humaniste.
Mais comment l'œuvre de Masats a-t-elle pu être autant ignorée ? Pancho Saula, entre deux visiteurs pressés d'en savoir plus nous glisse : "La raison ? Elle est assez simple. Il a travaillé seulement onze ans, entre 1953 et 1964. À partir de cette année-là, il s'est arrêté parce qu'il a été embauché par la télévision espagnole pour faire des documentaires. Et donc, pour lui, la photographie, c'était un moyen de gagner sa vie. Il ne se considérait pas artiste. Le fait que ces tirages aient survécu jusqu'à maintenant, c'est un miracle? Certains, sa femme les a récupérés à la poubelle." En effet, un miracle, tant ce travail est émouvant et juste.
Le galeriste rajoute : "C'est une Espagne qui est noire, c'est l'Espagne de Franco, c'est l'Espagne de la dictature dans les années difficiles de l'après-guerre, mais il réussit à photographier ce qu'il voit avec un énorme respect, sans faire des photos faciles de misère, il y a un énorme respect dans toutes ces photographies."
Et l'analogie avec Cartier-Bresson qui saute aux yeux avec cette image de prêtre footballeur, Pancho Alta ne dément pas du tout, sourire aux lèvres : "La photo de la série du Séminaire fait que beaucoup de gens l'appelle le Cartier Bresson espagnol à cause de l'instant décisif. Quand vous voyez la balle, la main, ce moment est absolument magique, je pense que Cartier-Bresson aurait bien aimé faire cette photo."
Ramon Masats chez Galeria Alta, Stand B44
Tahiti perd ses couleurs et devient mystérieuse
À l'étage, la section Emergence, les jeunes galeries. Chez Julie Caredda, les images de Letizia Le Fur interrogent. Une forêt luxuriante, impénétrable. Il faut s'approcher au plus près du papier pour savoir si c'est du dessin, de la gravure ou de la photographie. Une étrangeté se dégage de ces clichés.
Il s'agit d'une série de photographies inédites en noir et blanc qu'elle a réalisée à Tahiti. Mais ne cherchez pas les eaux au bleu de carte postale ou les verts publicitaires des forêts tahitiennes. "Elle a tourné le dos à ses plages légendaires pour regarder ses terres. L'intérieur – en langage insulaire. Il est tout forêt", écrit Claire Luna, commissaire de cette présentation.
Letizia Le Fur nous explique son projet en termes de colonisations : "L'image exotique "exotisante" qu'on connaît habituellement de Tahiti comme destination de voyage, comme terre idéale, terre paradisiaque, celle des peintures de Gauguin, j'ai voulu la vider de ses couleurs, comme peut-être cette île a été vidée de son identité, de ses cultures à un moment."
En perdant ses couleurs, ces forêts de Tahiti semblent aussi exposées à une lumière trop forte, comme surexposées. "C'est pour rendre compte de cette violence que tout ce pays connaît, continue de connaître. Pour parler de la mémoire des essais nucléaires. On a tendance un peu à mettre cela de côté. Donc voilà ce noir et blanc, en fait, c'est plutôt une absence, une perte."
Letizia Le Fur chez Julie Caredda, Stand M03
Le retour du polaroid
À la fin du siècle dernier, les façades de frigos de la jeunesse s'ornaient de leur Pola des fêtes, premiers selfies des années étudiantes. Couleurs saturées ou trépassées, cadrage de guingois, souvenirs en carré, 7,9 x 7,9. Le Pola était à la mode, quand le numérique et la photo de téléphone ont eu sa peau. C'est la faillite et le format disparaît, la firme Polaroid abandonne la production d'appareils à développement instantané en 2007, en , c'est la fermeture des dernières usines fabricant les films instantanés. La fin d'une époque.
En 2010, résurrection et voilà Polaroid sur les cimaises de Paris Photo 2024. Polaroid et l'agence Magnum se sont associés pour relancer le pola aux yeux des artistes photographes avec un concours. 3 000 propositions, preuve de l'attrait non démenti du Pola. Dix gagnants. Nom du projet : "La vraie vie n'est pas en noir et blanc". Et un thème, l'empathie.
Camille Joyandet, chargée de communication chez Polaroid nous explique pourquoi ce thème va si bien au petit carré instantané : "Comme vous voyez, je pense que les photos, elles ne sont pas parfaites, la chimie dans la pâte de la photo, elle ne sera jamais parfaite. C'est en effet cela le charme du Pola depuis toujours. Ainsi, le sous-titre du projet est Imperfectionnisme, qui défend l'idée que le rejet de la perfection est la voie à suivre pour embrasser une vie plus créative et connectée.
"La vraie vie n'est pas en noir et blanc" par Polaroid et Magnum, Stand P06
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