Ponte City ou l'archéologie d'une tour de Johannesburg par deux photographes
Ponte City à été construite en 1976, à l’époque de l’apartheid, l’année des émeutes de Soweto. A l’époque, avec ses 54 étages, c’est le plus haut bâtiment d’Afrique. Elle est située à Hillbrow, un quartier réservé aux blancs.
Après l’avènement de la démocratie, les blancs quittent le centre ville pour les banlieues nord réputés plus sûres et la zone abandonnée autour de la tour est investie par des Sud-Africains noirs et des immigrés de toute l’Afrique. Elle devient un symbole de décrépitude. La légende de la tour s’enrichit d’histoires de réseaux de trafic de crack et de réseaux de prostitution dans les parkings, réelles ou fantasmées.
Un rêve qui s’effondre
En 2007, le bâtiment est racheté par des investisseurs qui expulsent la moitié des habitants pour le rénover petit à petit et en refaire un lieu attirant, pour la classe moyenne noire, cette fois-ci. Mais avec la crise financière ils font faillite en 2008. "Et le rêve s’effondre de nouveau". C’est à ce moment-là que Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse commencent leur projet. Ils ont passé cinq ans à photographier le lieu et à collecter des données s’y rapportant. Un travail documentaire monumental qui touche à l’humain, au politique, à l’histoire contemporaine, à l’urbanisme...
Des parties de leur travail ont déjà été exposées, notamment à Arles en 2011 où ils ont obtenu le prix Découverte. Mais cette exposition "fleuve" est la première d’une série qui présente le projet dans son ensemble, souligne Diane Dufour, la directrice du Bal. "J’ai rarement vu un projet qui intégrait autant de composantes", remarque-t-elle.
Une métaphore de la société sud-africaine
Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse sont nés tous les deux en 1981. Le premier en Afrique du Sud, le deuxième en Angleterre. Ils ont voulu montrer Ponte City comme "une métaphore de Johannesburg et de la société sud-africaine", explique Mikhael Subotszky. Ils ont exploré le bâtiment de différentes façons, photographiant l’intérieur, le paysage autour vu du dedans, rencontré ses habitants, commandé des textes, cherché des documents.
Pour ouvrir l’exposition, quatre aspects de Ponte City, quatre "typologies", apparaissent sur les quatre murs du rez-de-chaussée. Il faut expliquer d’abord la physionomie de la tour qui, selon les mots de Mikhael Subotzky, "domine l’imaginaire de la ville comme elle en domine le paysage" : elle est cylindrique. Au cœur, un vide, puis un couloir qui dessert les appartements, en rond aussi, qui donnent eux-mêmes sur l’extérieur.
Une vue à 360°
Les deux artistes ont d’abord photographié les habitants de la tour dans les ascenseurs, "notre première approche, qui a permis d’entrer en contact avec eux", raconte Patrick Waterhouse. Une fille arbore une robe rose de fête, des écoliers rentrent de l’école, un homme porte son bébé... Ensuite, ils sont allés chez les gens leur donner des tirages, ce qui a permis d’entrer dans les appartements.
Ils ont alors photographié toutes les fenêtres de tous les appartements, de l’intérieur vers l’extérieur, balayant le bâtiment de haut en bas. Comme la tour est ronde, on a une vue à 360° sur le paysage autour. Un paysage souvent occulté par des rideaux.
Les portes, les fenêtres et l’intimité des habitants
Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse ont aussi photographié les portes des logements, avec leurs habitants s’ils le voulaient. Puis les fenêtres qui donnent sur le couloir circulaire qui dessert les appartements, avec des images furtives d’habitants dans la nuit.
A côté, des pubs et des articles datant de la construction vantent un lieu de rêve pour la classe moyenne blanche au pouvoir à l’époque.
Dans la grande salle du sous-sol du Bal, on entre davantage dans l’intimité des habitants de Ponte. Quand la moitié du bâtiment a été vidé en 2007, beaucoup de gens sont partis en laissant derrière eux des tas de documents et d’objets personnels, lettres, photos et autres.
Des documents abandonnés qui racontent des vies
Les deux photographes sont partis en exploration dans les appartements, qui avaient été entre-temps pillés et saccagés. Comme des archéologues, ils ont recueilli des éléments qui leur ont permis d’imaginer des fragments de vie.
Ainsi, tout un morceau de mur raconte l’histoire émouvante d’un immigrant congolais qui a fui son pays. A côté de photos abandonnées, des lettres de demande d’asile politique à l’Australie ou au Canada, il a inscrit sur une feuille les étapes de son périple depuis le Nord-Kivu.
Un mur entier est consacré à la vie quotidienne à Ponte, racontée par ces objets et ces documents : un CV, un devoir de lycée, une carte de l’Afrique, un peigne. "Il s’agit d’un contrepoint, plus humain et intuitif, aux archives qu’on peut trouver sur Ponte", disent les artistes. Sur leurs photos des appartements saccagés, ils ont épinglé de vieilles photos qu’ils ont trouvées sur place et qu’ils ont accrochées à l’endroit précis où elles avaient été prises par les anciens habitants.
Ils ont aussi superposé des images du "coeur" de la tour, l’espace vide au milieu. Alors que les pubs des années 1970 vantaient un lieu idyllique, aux heures les plus noires, les gravats et les détritus qui y avaient été jetés montaient jusqu’au quatrième étage.
Encore en 2010, des vestiges de l’apartheid
Pendant leur travail, Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse ont trouvé un vestige de l’apartheid : tout en bas, les portes des cabines pour la piscine portaient encore les inscriptions "European Ladies" et "European Gents". "C’était très choquant pour moi de trouver ça en 2010", raconte Mikhael Subotzky. Il évoque, là encore, "comme une découverte archéologique". Un échange de lettres entre l’architecte de la tour et le bureau des "Non European Affairs" sur la question de savoir où loger les domestiques noirs témoigne aussi de la violence raciale à l’époque de l’apartheid. Il fallait créer des espaces étanches d’où on ne pourrait pas voir ni être vu.
De rêve futuriste en lieu de déchéance sociale violente, "Ponte City a été l’édifice de l’exagération", souligne Mikhael Subotszky. Mais aujourd’hui, c’est devenu un "lieu normal". Ce n’est plus un squat, ses habitants sont des travailleurs, noirs en général, qui paient leur loyer. Quelques blancs vivent aussi dans la tour qui incarne désormais un nouveau rêve, le rêve multiracial de l’après-apartheid.
Ponte City, Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse, Le Bal, 6 impasse de la Défense, 75018 Paris,
du mercredi au vendredi : 12h-20h (jusqu'à 22h le jeudi)
samedi : 11h-19h
dimanche : 11h-19h
Tarifs : 5€ / 4€
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