Rencontres de la photographie d'Arles : cinq expositions sur la "question brûlante" de l'identité
L'identité est l'un des grands thèmes mis en avant cette année aux Rencontres de la photographie à Arles.
Féminité, masculinité, couleur de peau, orientation sexuelle… Ces questions traversent de nombreuses expositions aux Rencontres de la photographie d'Arles cette année, et sont même au centre de plusieurs d'entre elles au programme de cette édition, ainsi que dans le off.
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Pourquoi cette thématique envahit-elle l'espace photographique, comment les photographes et les artistes s'en emparent-ils, comment la photographie peut-elle faire bouger les lignes et notre regard sur ces questions de société ? Visite avec Aurélie de Lanlay, directrice adjointe des Rencontres de la photographie, qui se déroulent à Arles jusqu'au 26 septembre 2021.
"Un festival doit être un espace où on prend le pouls de la société", commence Aurélie de Lanlay, que nous retrouvons devant l'Eglise Saint-Anne, où est présentée l'exposition The New Black Vanguard. Les Rencontres sont ouvertes depuis longtemps aux sujets politiques et aux questions de société. "Cette année nous avons tenu à explorer en profondeur cette question brûlante de l'identité", souligne la directrice adjointe des Rencontres.
"Il s'agit de montrer comment les photographes et les artistes la perçoivent, l'interrogent, et comment ils se servent de l'outil photographique pour déplacer notre regard" poursuit-elle. La photographie est un média qui permet de faire bouger les lignes, par son "immédiateté visuelle, qui vient nous questionner, pas forcément par ce que l'on voit, mais parce que l'on comprend à travers le regard de l'artiste ce qui s'y joue", estime Aurélie de Lanlay.
"La photographie, les photographes et les artistes donnent à voir ce que la société cache, ce que la société ne veut pas montrer"
Aurélie de Lanlayà franceinfo culture
"Ce n'est pas tant l'image en elle-même, la photographie en elle-même, qui nous dévoile la réalité, mais plutôt ce que nous propose le photographe, l'artiste, son regard, son intention, comme l'écrivain avec la littérature, c'est le point de vue qui compte", considère Aurélie de Lanlay.
1"Masculinités, la libération par la photographie"
L'exposition Masculinités, la libération par la photographie, conçue par la commissaire d’exposition Alona Pardo, programmée pour l'édition 2020, annulée pour cause de crise sanitaire, est visible cette année dans les bâtiments de la Mécanique Générale, que l'on rejoint en traversant les jardins où trône désormais la Fondation Luma, inaugurée en juin. La balade dans le parc des ateliers autour de la tour imaginée par l'architecte américain Franck Gehry en vaut la peine, juste avant d'attaquer Masculinités, une exposition qui entend montrer "comment la masculinité a été interprétée, codée, performée et construite socialement depuis les années 1960, à travers la photographie, et le cinéma".
Historiquement associée à la force, physique, à l'assurance, voire à l'agressivité et à la domination, la masculinité a varié au cours du temps, et elle est, depuis #Metoo, "sous haute surveillance". Cette exposition passionnante examine les représentations de la masculinité à travers le travail de plus de 50 artistes, photographes et réalisateurs du monde entier, "qui investissent cette norme pour la remettre en cause, permettant au visiteur de se déplacer par rapport à cette question de la masculinité", explique Aurélie de Lanlay.
Ainsi les photographies de la série Football américain au lycée de Catherine Opie montrent des visages de jeunes garçons au seuil de l'âge adulte, révélant davantage la fragilité de l'adolescence que les stéréotypes de virilité et d'agressivité habituellement associés au football américain.
De même les portraits de la série Torreros de Rineke Dijkstra nous révèlent des visages où se lisent les combats, la fatigue, les blessures. La somme de ces portraits explore également l'"homosocialité", terme inventé par la théoricienne Eve Kosovsky Sedgwick pour décrire les relations que les hommes entretiennent avec d'autres hommes".
Photographes, artistes, hommes, femmes, venus du monde entier, cette exposition "couvre énormément d'approches différentes, souvent avec de l'humour et de la délicatesse", estime la directrice adjointe des Rencontres. On découvre par exemple au fil de l'exposition des images de soldats, loin des clichés liés à la virilité des combattants. Comme ces photos trouvées en Afghanistan par l'Allemand Thomas Dworzak (agence Magnum), dans les arrière-boutiques des échoppes qui réalisent des photos d'identités alors que toutes les autres représentations photographiques sont interdites. On y voit des combattants talibans sur des fonds colorés et fantaisistes, les yeux soulignés d'un trait de khol, certains se tenant même par la main…
Les séries La famille de Richard Avedon, Gentlemen, de Karen Knorr, invitent le visiteur à réfléchir sur les pouvoirs de domination masculine et l'absence flagrante des femmes dans les sphères du pouvoir. Un peu plus loin, aussi hilarant que pathétique, le film de Richard Mosse, Fraternité, montre l'agressivité masculine à l'état brut : une série de cris éructés avec une rage sauvage, qui paraît ne jamais devoir s'arrêter.
En abordant différents thèmes comme le pouvoir, les stéréotypes "hypermasculins" (le cowboy, le militaire, le sportif, le toréro…), la famille, le féminisme, l'homosexualité ou l'homosocialité, tous ces artistes "participent ou ont participé à remettre en cause, à réinventer les codes de la masculinité", conclut Aurélie de Lanlay.
("Masculinités, la libération par la photographie" exposition à la Mécanique générale, parc des Ateliers, Arles. Jusqu’au 26 septembre).
2"Garçons sensibles", film de Sébastien Lifshitz
A voir à l'entrée de l'exposition, en préambule de Masculinités, Garçons sensibles, est un film signé Sébastien Lifshitz. le réalisateur d'Adolescentes ou des Invisibles, a choisi de montrer l'invisibilité de l'homosexualité à la télévision jusqu'au début des années 1970 à travers un montage d'archives de la télévision française. "On ne prononçait pas le mot 'homosexuel'. Le sujet était évoqué de manière burlesque, au café-théâtre, avec des accents souvent homophobes, y compris dans les reportages d'actualité ou les magazines", souligne la directrice adjointe du festival. "Doit-on laisser s'exprimer le symptôme ?", interroge doctement un psychiatre dans une archive.
Le film de Sébastien Lifshitz montre comment l'homosexualité apparaît peu à peu à la télévision, à travers la parole d'artistes comme Jean Cocteau, Jean Marais ou Charles Trenet, mais souvent de manière sous-entendue, et où s'exprime surtout la honte, le mépris, la souffrance associée à l'impossibilité de vivre pleinement sa vie quand on est homosexuel. "Être homosexuel est une résistance. L'homosexuel vit en permanence en état de guerre" y entend-on.
Le montage est brut, sans commentaires ni sous-titres, pas même les noms de ceux qui parlent, laissant toute la place à la parole, aux mots et aux discours livrés tels qu'exprimés dans leur époque. "Il y a là une dimension historique tout à fait intéressante, avec ce regard de cinéaste, de réalisateur, mais aussi du collectionneur, qui cherche, qui collecte, qui monte ensemble tous ces éléments collectés pour donner un sens et retranscrire une ambiance, une atmosphère, qui était celle de la société française il n'y a encore pas si longtemps", souligne Aurélie de Lanlay.
("Garçons sensibles, Sébastien Lifshitz" projection à la Mécanique générale, parc des Ateliers, Arles. Jusqu’au 26 septembre).
3"The New Black Vanguard" Photographie entre art et mode
Cette autre exposition présentée sous les voûtes de l'Eglise Saint-Anne invite le visiteur à découvrir une nouvelle façon d'envisager la place de la communauté noire dans la photographie, autant du côté des photographes issus de cette communauté, jusqu'ici sous-représentés pour ne pas dire totalement absents, et d'autre part sur la représentation elle-même de ses membres dans les images de mode, ou de publicité.
Pour la première fois montrée en Europe, l'exposition The New Black Vanguard, Photographie entre art et mode, imaginée et construite par le commissaire d’exposition Antwaun Sargent, "nous montre comment a émergé une nouvelle génération de très jeunes artistes, et photographes (ils ont entre 23 et 30 ans), originaires du continent africain, ou membres de la diaspora, qui ont inventé une nouvelle manière de montrer le corps noir", explique Aurélie de Lanlay.
"Ils ont lancé, développé et structuré ce mouvement en s'appuyant sur les réseaux sociaux", ajoute-t-elle. Au point que ces artistes ont désormais pignon sur rue, leurs photos sont publiées dans les magazines du monde entier, on fait appel à eux et à leurs images pour la mode, la publicité.
"Ces jeunes photographes ont conquis des univers dans lesquels les Noirs ont longtemps été invisibilisés"
Aurélie de Lanlayà franceinfo culture
"Ils ont en commun de photographier leur communauté, leurs familles, leurs amis, donnant ainsi non seulement à voir leur communauté, mais aussi à interroger les questions qui intéressent celle-ci, et au-delà, comme l'identité, la sexualité, le genre, le désir, les origines, le voyage, l'exil…".
Le travail de quinze photographes de ce mouvement sont présentés dans l'Eglise Saint-Anne, une alcôve chacun, avec une présentation de quelques photographies en grand formats, présentées sur des fonds de couleurs vives, avec chaque fois une citation du photographe, une "manière de faire entendre leur parole", souligne Aurélie de Lanlay.
S'ils ont en commun de photographier leur communauté, et de travailler pour la mode ou la publicité, ils ont aussi chacun leur univers, pour certains très graphique, comme les images de Dana Scruggs, mais aussi des regards plus sensibles comme les photographies de Quil Lemons, ce très jeune photographe (né en 1997 à Philadelphie), qui photographie sa famille, ses jeunes frères, ses amis, adolescents aux visages pailletés. Un regard d'une présence fragile mais incroyablement forte, qui "bouscule lui aussi les codes de la masculinité avec une empathie et une délicatesse incroyables", souligne Aurélie de Lanlay.
"La masculinité m'apparaît comme une sorte de prison. On peut être masculin et gay, ou féminin et hétéro. Aujourd'hui on a d'avantage de latitude pour expérimenter".
Quil Lemons"The New Black Vanguard"
L'exposition montre aussi sur un mur central une cinquantaine de photographies d'autres artistes, pour montrer l'ampleur de ce mouvement, "qui parle à une très grande communauté dans le monde, une communauté réelle, qui se retrouve dans ce mouvement et partage ses problématiques, ses manières de voir le monde, et aussi sans doute un engagement commun" précise la directrice adjointe des Rencontres.
L'exposition s'achève sur un espace réservé aux usages des photographies de ces jeunes artistes, couvertures de magazines, photos de mode, etc. "C'est important pour nous aux Rencontres, de montrer la photographie sous tous ces angles, non seulement sous l'angle créatif, mais aussi les applications, les usages qui sont faits des images présentées", ajoute Aurélie de Lanlay. "C'est d'autant plus important ici que le travail de ces photographes a eu des effets sur la représentation des corps noirs dans la mode, dans la pub, et plus généralement leur travail a fait évoluer la société" conclut-elle.
("The New Black Vanguard", Eglise Saint-Anne, Arles. Jusqu’au 26 septembre 2021)
4"Etre présent" Pieter Hugo
L'exposition consacrée au travail de l'artiste sud-africain Pieter Hugo propose au regard du visiteur une somme impressionnante de portraits (pas moins d'une centaine), qu'il a réalisés au fil du temps de Londres à New York, en passant par l'Afrique, l'Europe, l'Amérique du sud.
Albinos, aveugles, voyous, enfants, vieillards, riches, pauvres… Les sujets de Pieter Hugo balaient toute la palette des êtres humains, chacun demeurant un être singulier, unique (c'est d'ailleurs le titre d'une des séries), incasable. Le photographe glisse parfois un auto-portrait dans une série, se plaçant non pas hors, mais à l'intérieur du dispositif, membre à part entière de la communauté humaine qu'il capture.
"Mon travail porte sur le fait d'être un étranger : j'ai l'impression d'habiter moi-même cet espace et d’adopter cette notion afin de m'engager avec les personnes que je photographie. Je commence presque toujours mon travail en me présentant : je regarde, et on me regarde en retour. Quand on crée un portrait, le cynisme disparaît pendant un bref instant. Il y a de la beauté à être tenu dans le regard de l’autre".
Pieter HugoRencontres de la photographie, Arles
Pieter Hugo nous met en face de l'humanité dans sa double acception : au sens intime du terme, nous renvoyant par la force de la présence captée par son objectif à l'humanité du sujet photographié, et aussi à l'humanité toute entière, au sens de la communauté humaine, qui nous est ici dévoilée dans sa multitude et dans sa diversité, nous offrant ainsi une réflexion vertigineuse sur l'identité.
("Être présent" Pieter Hugo, exposition au Palais de l'archevêché, Arles. Jusqu’au 26 septembre 2021)
5"Première page" Charlotte Abramow
On finira ce voyage par une exposition présentée dans le off des Rencontres, à la galerie Fisheye avec le travail d'une très jeune photographe belge (27 ans), Charlotte Abramow, dont les images nous invitent à considérer avec un œil neuf la féminité. Elle avait déjà frappé les esprits avec son travail photographique et littéraire sur le cancer de son père, publié en 2018 par les éditions Fisheye, avec le très beau livre Maurice, tristesse et rigolade, malheureusement épuisé.
Charlotte Abramow, passée par les Gobelins école de l'Image, expose ici son travail autour de la représentation de la femme, un travail qu'elle a commencé en 2015. "C'est une jeune artiste très engagée, féministe, mais avant tout féminine", explique Christelle Breguet, responsable avec Salomé D'Ornano de la Galerie Fisheye d'Arles. "Charlotte Abramow tient à montrer la femme dans toutes ses dimensions, jeune, vieille, grosse, belle, engagée, en situation de handicap… Elle montre la féminité sans tabou".
On est accueilli, en entrant dans l'exposition, par une série de portraits : mises côte à côte l'écrivaine Annie Ernaux, la militante Elisa Rojas auteure du roman Mister T. & moi (Marabooks, 2020), qui aborde les relations amoureuses en situation de handicap, la rappeuse et mannequin belgo-congolaise, Lous and the Yakuza, ou encore Lexie, militante trans, auteure d'Une histoires de genres : Guide pour comprendre et défendre les transidentités (Marabout, 2021).
L'exposition présente également des images tirées de ses clips, comme cette image de son clip pour Les Passantes de Georges Brassens (commande pour la Journée internationale des femmes). On y voit une femme de dos en jean blanc, sur les fesses de laquelle une autre peint une tache rouge sang. "Le clip a été censuré, interdit aux moins de 18 ans, à cause précisément de cette image. On ne montre pas les règles des femmes, c'est tabou", remarque Christelle Breguet.
On retrouve également extraites de ce clip les images poétiques évoquant le sexe féminin, avec toutes sorte de matières, fruits, chewing-gum, jambon, soupe, porte monnaie…
La photographe provoque avec humour, et avec des images toujours très soignées, écartant définitivement la vulgarité ou la laideur. Des images fortes, belles et sensuelles, qui nous invitent à repenser la féminité, et la ré-appropriation de leur corps par les femmes, leur intériorité, leur singularité, hors d'une image fabriquée dans le regard des hommes.
Les règles, la masturbation, le viol, le handicap... Charlotte Abramow ne s'interdit aucun sujet et trouve toujours un biais pour nous intriguer, ou nous faire tressaillir sans nous heurter. Elle utilise la métaphore photographique : l'éponge pour dire un embonpoint, des pétales de roses pour dessiner l'appareil génital d'une jeune fille pas encore femme, mais sur le point de le devenir.
"Ses images sont souvent censurées", explique Christelle Breguet, comme cette photographie d'un couple dont elle a volontairement voilé les visages, enlacés, et torse-nus. "La photo a été censurée immédiatement, dès qu'elle l'a postée sur Instagram. Cela a mis Charlotte en colère, alors elle a coupé un morceau de téton de l'homme, et l'a collé sur celui de la femme, puis elle a reposté la photo sur les réseaux sociaux. Cette fois pas de censure. Cela prouve bien qu'encore aujourd'hui, on peut montrer un torse nu d'homme, des tétons d'homme, mais pas ceux d'une femme", conclut la galeriste.
("Première page", Charlotte Abramow, exposition à la Fisheye Gallery, à Arles jusqu’au 25 septembre)
Toutes les expositions des Rencontres de la photographie, Arles, jusqu'au 26 septembre 2021
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