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Tout Cartier-Bresson au Centre Pompidou

Encore une exposition sur Henri Cartier-Bresson, vous direz-vous. Dix ans après sa mort, le Centre Pompidou a voulu, en exposant son œuvre dans son ensemble, la montrer différemment. Montrer que "l’œil du siècle" n’était pas seulement le photographe de "l’instant décisif" et qu’il y avait plusieurs Cartier-Bresson, notamment celui qui fréquentait les surréalistes (jusqu’au 9 juin 2014).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
A gauche, Henri Cartier-Bresson, Foule attendant devant une banque pour acheter de l'or pendant les derniers jours du Kuomintang, Shanghai, Chine, décembre 1948, à droite, l'affiche du Centre Pompidou, à partir d'un portrait du photographe par George Hoyningen-Huene, 1935
 (Henri  Cartier-Bresson / Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson)

Il y a eu de nombreuses rétrospectives d’Henri Cartier-Bresson, la dernière, celle de la BNF, remontant à 2003, rappelle Clément Chéroux, conservateur au Musée national d’art moderne chargé de la photographie et commissaire de l’exposition. "Elles avaient pour ambition de montrer l’unité de son œuvre", comme si l’artiste avait pu traverser le siècle sans que ça se répercute sur son travail (né en 1908, il est mort en 2004).
 
"Il y a plusieurs Cartier-Bresson : un qui est proche des surréalistes, un autre qui est communiste, un autre qui fait du photojournalisme, et ça influe forcément sur sa façon de faire de la photographie", remarque Clément Chéroux.

Henri Cartier-Bresson, Livourne, Toscane, Italie, 1933, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Ancienne collection Christian Bouqueret, achat grâce au mécénat d'Yves Rocher
 (Henri  Cartier-Bresson / Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson)
 
Des tirages d’époque
Autre élément qui tendait à faire croire à l’unité de l’œuvre : les tirages. Tous ceux qui sont exposés ici "sont des tirages d’époque. La plupart des grandes rétrospectives de Cartier-Bresson étaient constituées de photographies tirées pour l’occasion : elles avaient le même format, la même tonalité, d’où une perception très uniformisée. On a voulu rompre avec ce principe-là : on montre les photos des années 1930 dans des tirages des années 1930, les photos des années 1950 dans des tirages des années 1950", explique le commissaire. C’est ainsi que les tirages sont plus petits au début.
 
L’exposition est énorme : 500 photos, peintures et documents. Chronologique, elle est divisée en trois grandes périodes, le surréalisme (peut-être la plus intéressante, en tout cas la moins connue), l’engagement et les années Magnum. Elle s’ouvre sur quelques peintures d’adolescent et photos de la même époque. Car le premier rêve d’Henri Cartier-Bresson était d’être peintre, même s’il manie alors déjà l’appareil photo.
 
Sur les traces d’Atget, à la chambre
De 1926 à 1928, il travaille la peinture dans l’atelier d’André Lhôte où il apprend la rigueur de la composition.
 
En même temps, il fréquente les milieux surréalistes et découvre les images d’Eugène Atget, grâce à ses amis, eux-mêmes grands admirateurs du photographe. Henri Cartier-Bresson reprend les thèmes chers à Atget, les mannequins, les vitrines, les amoncèlements d’objets. Il réalise ces images à la chambre, loin de l’instant décisif au Leica. Des images rarement montrées, selon le commissaire.
 
On découvre que, en 1930, Cartier-Bresson a voyagé en Afrique d’où il rapporte des photos assez graphiques de dockers, de tonneaux et de jeux d’enfants. Il s’agit d’un voyage de rupture : ce fils d’un milieu de grands industriels ne reprendra pas l’affaire familiale et décide, à son retour, d’être photographe.
Henri Cartier-Bresson à Paris en 1974
 (AFP)
 
Sous l’influence d’André Lhote et d’André Breton
Jusqu’au milieu des années 1930, il fait des images "sous une double influence, celle d’André Lhote et d’André Breton", selon Clément Chéroux. Avec le premier, il a appris le "plaisir de la géométrie". Des surréalistes, il reprend des thèmes comme un buste empaqueté, des linges qui flottent, des viscères ou une peau d’animal qui vient d’être dépecé aux abattoirs de la Villette.
 
Si ses compositions sont très étudiées, Cartier-Bresson laisse une grande part au hasard. "Il faut s’en remettre au hasard objectif", dit-il. Il travaille son cadre et attend que des passants, des enfants, y trouvent leur place. Une dualité qu’on voit bien dans la célèbre photo "Derrière la gare Saint-Lazare" (1932), où un homme est suspendu au-dessus d’une flaque qui reflète sa silhouette. Dans la photo de Livourne (1933), le hasard d’un coup de vent fait qu’une tenture enveloppe littéralement la tête d’un homme, créant une image des plus étranges.
 
Autre thème emprunté aux surréalistes, les corps déformés, coupés. Un corps d’homme cadré sous la bouche jusqu’à l’épaule et renversé ("Portrait à base de rouge à lèvres", 1931) crée un effet étonnant.
 
Des rêveurs diurnes aux sans-abri, ou le retour du réel
Il y a aussi les dormeurs, un couple sur la plage de Dieppe, à l’ombre d’un parapluie, un vendeur de fruits du Barrio Chino de Barcelone, la tête appuyée dans sa main, des vendeuses de journaux au Mexique.
 
C’est à ce moment-là que Cartier-Bresson bascule : "A partir du milieu des années 1930, il y a une espèce de retour du réel", remarque Clément Chéroux. Le photographe a fréquenté de nombreux communistes au Mexique et aux Etats-Unis en 1934-1935, est révolté par la montée des fascismes. Il va photographier plus systématiquement la misère.
 
La transition est bien montrée dans l’exposition, à travers la série des dormeurs : insensiblement, ses "rêveurs diurnes", allongés dans l’herbe ou sur la plage, deviennent des sans-abri obligés de dormir dans la rue. En même temps, il s’intéresse aux premiers congés payés et photographie les pique-niques du dimanche sur les bords de Seine.
Henri Cartier-Bresson, Foule attendant devant une banque pour acheter de l'or pendant les derniers jours du Kuomintang, Shanghai, Chine, décembre 1948
 (Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos, courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson)
 
Le cinéma, une arme de propagande
Cartier-Bresson se met à travailler pour la presse communiste à Paris. Conscient que le cinéma est une arme plus efficace que la photo pour transmettre des idées, il s’initie à la caméra aux Etats-Unis avec le collectif Nykino réuni autour de Paul Strand. Il collabore avec Jean Renoir et fait lui-même quelques documentaires sur la Guerre d’Espagne.
 
Pendant la Seconde guerre mondiale, il est prisonnier, s’échappe, rejoint la Résistance. Il photographie la Libération de Paris, le retour des prisonniers.
 
1947 marque une nouvelle rupture dans la carrière d’Henri Cartier-Bresson : c’est l’année où lui vient la reconnaissance, avec une rétrospective au MoMA. C’est aussi l’année où il cofonde l’agence Magnum et s’oriente vers le photojournaliste, se pliant aux contraintes du métier. Alors qu’il déteste la couleur, par exemple, il en fera un peu, pour des magazines ("pas une compromission, mais une concession", dit-il).
 
Les années Magnum
Pour l’agence, Cartier-Bresson va en Inde, pour les funérailles de Gandhi. En Chine juste avant la chute du Kuomintang et l’arrivée des communistes, il fait la célèbre photo de foule qui se presse devant une banque pour échanger de l’argent dévalué contre de l’or.
 
"Ce reportage est très important car on y voit l’intelligence des situations qu’a Cartier-Bresson. Il comprend que le grand problème en Chine à ce moment-là, c’est l’argent. Il voit des gens avec des paquets de billets et réalise cette image tragicomique", souligne Clément Chéroux. "On est déjà dans une économie des images globalisée. Cette image a fait le tour du monde en quelques semaines", note-t-il aussi. Et "Cartier-Bresson sait qu’il produit des photos qui s’insèrent dans une économie de l’image, il raisonne déjà en termes de coup médiatique".
 
Portraits de la société de consommation
Parallèlement à ce travail de commande pour la presse, dans tous ses voyages et déplacements, Cartier-Bresson mène un travail parallèle et plus personnel, sur des thèmes qui lui tiennent à cœur, comme la représentation du travail, ou les signes du pouvoir, qu’il repère dans une effigie monumentale de Lénine à Léningrad ou dans un graffiti de De Gaulle portant une couronne.
 
Autre thème qui le frappe, c’est le basculement dans la société de consommation. Il traque la convoitise dans l’œil du Chinois qui regarde un vélo en vitrine, d’un enfant qui regarde un jouet, de femmes qui essaient des chapeaux en se regardant dans la glace. Clément Chéroux voit en ce Cartier-Bresson un précurseur de Martin Parr, même si le vieux photographe français n’aimait pas beaucoup son jeune collègue anglais.
 
Après le reportage, des photos plus contemplatives
Dans les années 1970, Cartier-Bresson arrête le reportage : "J’arrête de faire le trottoir", dit-il dans les deux sens du terme. Il continue à faire des photos pour lui, plus contemplatives, à une époque où il se passionne pour le bouddhisme et la méditation. Il photographie "les jambes de Martine" (Franck, sa femme), un lit défait, des traces de roues dans le sable. Et il se remet au dessin, multipliant les autoportraits.
 
Henri Cartier-Bresson n’était pas figé : "C’est important de garder l’idée d’un personnage en mouvement", conclut Clément Chéroux. "Il a été un grand modèle pour toute une génération, puis il est devenu un contre-modèle dans les années 1970-1980, des photographes remettant en cause le principe de l’instant décisif. Mais aujourd’hui, on est au-delà de ça. Henri Cartier-Bresson est un photographe qui est entré dans l’histoire et dont on analyse l’œuvre. Ce n’est plus une statue du commandeur qu’on devrait vénérer ou déboulonner." 
 
Henri Cartier Bresson, Centre Pompidou, galerie 2, niveau 6, Paris 4e
Tous les jours sauf le mardi, 11h-23h (nocturnes exceptionnelles pour l’exposition, dernière entrée à 22h), ouverture anticipée à 10h le samedi et le dimanche pour les adhérents et les visiteurs munis de billets
Tarifs : 13€ / 11€ / 9€
Du 12 février au 9 juin 2014

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