Weegee, une critique de la société du spectacle en photographie, à la Fondation Cartier-Bresson

En présentant tous les aspects de l'œuvre du photographe, la Fondation Cartier-Bresson tente de réconcilier les deux Weegee, celui qui photographie les faits divers à New York et celui qui, les vingt dernières années de sa vie, réalise des photos-caricatures.
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Weegee, "Autoportrait avec un appareil Speed Graphic", 1950 - À droite, "Charles Sodokoff et Arthur Webber se cachent le visage avec leurs chapeaux hauts-de-forme", 1942. (INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY / COLLECTION FRIEDSAM / INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY / LOUIS STETTNER ARCHIVES, PARIS)

C'est la première exposition de Weegee depuis 17 ans à Paris. Celle de 2007, au musée Maillol, s'intéressait à la première période du photographe new-yorkais, la plus connue, celle où il publiait d'extraordinaires scènes de crimes dans la presse tabloïd.

Aujourd'hui, la Fondation Cartier-Bresson se penche sur la totalité de son œuvre, se demandant comment il a pu pratiquer une photographie si différente les vingt dernières années où il a produit essentiellement ce qu'il appelait des "photos-caricatures" de personnalités, dont il déformait l'image grâce à une série de trucs en laboratoire.

L'énigme Weegee

Clément Chéroux, le directeur de la Fondation Cartier-Bresson parle d'une "énigme Weegee". Pour lui, "c'était fascinant de voir comment tous ceux qui s'étaient intéressés à Weegee adoraient la première période et détestaient la seconde et estimaient que le bon Weegee était le premier Weegee". Et puis, surtout, ce qui l'interrogeait, c'est une "opposition totale entre les deux Weegee : comment le même photographe a-t-il pu pratiquer une photographie de rue directe et changer complètement pour une photographie manipulée en laboratoire, déformer ce que la caméra enregistrait ? Comment on pouvait être en même temps Walker Evans et Man Ray ?" C'est l'enjeu de l'exposition, souligne Clément Chéroux, résoudre cette énigme et essayer d'expliquer ce qui apparaît comme une "incohérence historique".

Weegee, "Anthony Esposito, soupçonné d’avoir assassiné un agent de police", 1941. (INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY / LOUIS STETTNER ARCHIVES, PARIS.)

De face et de trois quarts, dans ce qui ressemble à une photographie d'identité judiciaire, un homme à l'air truculent nous regarde, cigare à la bouche et appareil photo en évidence. On le voit aussi assis devant le coffre de sa voiture où il rédige les légendes des photos qu'il va livrer très vite à la presse, ou bien, il pose derrière des barreaux. Weegee adore se mettre en scène, signe de son goût pour le spectacle.

Weegee, Usher Fellig de son vrai nom, enfant d'immigrés juifs né en Ukraine en 1899, a commencé sa carrière de photographe comme tireur pour une agence de presse. Puis, pendant dix ans, entre 1935 et 1945, il travaille pour les tabloïds new-yorkais, couvrant tout ce que la ville produit comme faits divers, crimes, incendies, accidents. Il est branché en permanence sur la radio de la police, il est un des premiers à arriver sur les lieux, quelques fois même avant la police. Victimes de meurtres, allongées sur le macadam, un filet de sang coulant à leur côté, parfois dans des postures improbables, petits caïds victimes d'un règlement de compte ou abattus par la police le nez au sol, immeuble en flammes dans un nuage de fumée et les vapeurs de l'eau des lances des pompiers, Weegee produit des images particulièrement spectaculaires et dramatiques.

Des spectateurs dans l'image

Souvent, il joue avec le texte des enseignes et des pancartes, introduisant un élément comique dans des situations dramatiques. "Il suffit d'ajouter de l'eau bouillante", peut-on lire sur la façade de l'immeuble d'une entreprise d'aliments déshydratés en flammes. "Smiling", dit un panneau qui se reflète dans un miroir au-dessus des cadavres alignés de victimes d'un incendie.

Weegee, "Homme arrêté pour travestissement", 1939. (INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY / LOUIS STETTNER ARCHIVES, PARIS.)

À la sortie des fourgons de police, Weegee s'amuse avec l'image des personnes arrêtées qui se cachent derrière un chapeau ou un journal pour qu'on ne voie pas leur visage. Certains au contraire semblent prendre plaisir à s'exhiber, comme cet homme interpellé pour travestissement qui, hilare, remonte sa jupe pour montrer sa cuisse.

Très tôt, il a mis dans ses photographies, des regardeurs, des voyeurs. Souvent, on voit dans le cadre d'autres photographes. Ou bien des spectateurs des scènes de crimes ou d'incendies. Une foule de badauds regarde le cadavre d'un malfrat. Alors que des secouristes tentent de réanimer un noyé, une femme lance un sourire, paraissant poser pour le photographe. "Comme s'il voulait faire réfléchir ceux qui regardent ses images dans les journaux, pour montrer que celui qui est devant l'image est comme un voyeur devant le fait divers", commente Clément Chéroux.

Au théâtre devant le crime

Pour Weegee, la scène du crime est une scène de théâtre, comme indique le titre qu'il donne à une image où on se presse aux fenêtres d'un immeuble avec vue plongeante sur un cadavre allongé sur le trottoir (Balcony Seats at a Murder, Places au balcon sur un meurtre).

Le photographe est fasciné par les émotions de ces regardeurs. Une image hallucinante d'un groupe de collégiens de Brooklyn devant le cadavre d'un petit malfrat tué sous leurs yeux nous montre toute une palette de regards amusés, curieux, angoissés, effrayés.

Weegee, "La Critique", 22 novembre 1942. (INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY / COLLECTION FRIEDSAM)

À côté de ces scènes de crime, Weegee photographie aussi la misère sociale, n'oubliant jamais d'où il vient et l'enfance difficile qu'il a connue : un vendeur ambulant à Harlem, un chiffonnier sous la neige, des enfants dormant serrés les uns contre les autres sur la passerelle de secours d'un immeuble une nuit de canicule. Il va jusqu'à mettre en scène la confrontation entre deux femmes de la haute bourgeoisie parées de bijoux un soir de première au Metropolitan Opera et une femme qu'il est allée chercher dans les quartiers populaires. Il considérait cette photographie comme sa meilleure image, son "chef-d'œuvre". Il est aussi passionné par le spectacle, les foires, les cirques, les clowns.

Une critique de la société du spectacle

Puis en 1948, il part pour Hollywood où il photographie des stars et des hommes politiques dont il déforme les visages en utilisant divers trucs de laboratoire. Il appelle ça des photos-caricatures. Le menton de De Gaulle s'allonge démesurément, la moustache et la bouche de Chaplin tombent, les dents blanches de Reagan se décrochent, le visage de Jackie Kennedy devient minuscule sous une énorme choucroute de cheveux. Il se déforme lui-même, apparaissant comme une drôle de bête, l'appareil devant l'œil. Il publie ces images dans la presse. Sur la une de L'Express, un Khrouchtchev méconnaissable n'est plus qu'un amas de pustules, c'est un Kennedy monstrueux que nous montre le magazine italien Epoca.

Weegee, "Charlie Chaplin, distorsion", 1950. (INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY)

Comment le photographe de faits divers de la première période s'est-il mis à ne faire que ça pendant les vingt dernières années de sa vie ? "À New York, Weegee est très proche de la Photo League, une association de photographes très ancrés à gauche, qui militent pour une utilisation de la photographie comme arme de classe", explique Clément Chéroux. À New York, il publie beaucoup dans la revue PM, un journal de gauche. "S'il produit pour la presse tabloïd, il y a aussi dans ses images une certaine critique de la transformation du fait divers en un spectacle médiatique. On se rend compte que, finalement, il a continué à critiquer, encore plus ouvertement, cette société du spectacle à l'américaine." Et plutôt que d'opposer ces deux périodes, Clément Chéroux y voit "une sorte de continuité critique", faisant même de Weegee un précurseur du situationnisme.

"Weegee, autopsie du spectacle"
Fondation Henri Cartier-Bresson
79 rue des Archives, 75003 Paris
Tous les jours sauf le lundi, le 1er janvier, le 1er mai et le 25 décembre, 11h-19h.
Tarifs 10 euros / 6 euros
Du 30 janvier au 19 mai 2024

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