Picasso, du chef-d'œuvre unique au chef-d'oeuvre total
"La grande question qui nous a guidées pendant ces mois de recherche, c'est pourquoi et comment une œuvre acquiert le statut d'icône, comment elle devient un chef-d'œuvre", explique Coline Zellal, conservatrice au Musée national Picasso Paris et co-commissaire de l'exposition.
"Notre idée, c'était de questionner l'idée d'œuvre unique", précise Emilie Bouvard, également conservatrice au musée et commissaire de l'exposition. "Picasso va assez vite renoncer à l'idée d'une œuvre idéale, morceau de bravoure ultime de la peinture, pour se consacrer à des séries. Il va concevoir son œuvre entier comme un chef-d'œuvre."
Picasso conservait dans ses ateliers tous les documents, archives, photographies liés à son travail. Des éléments qui permettent de retracer l'histoire des œuvres, de rendre compte de leur réception critique, de savoir comment elles ont accédé à la notoriété, de comprendre en bref la genèse d'un chef-d'œuvre.
En 1897, avec "Science et charité", un tableau sur le thème de la visite au malade, on est encore dans une vision académique de l'œuvre. Picasso a 16 ans et passe des mois à réaliser cette toile monumentale, prêtée par le Musée Picasso de Barcelone. Une œuvre précédée d'esquisses et d'études, qui montrent la virtuosité technique du jeune artiste.
"Les Demoiselles d'Avignon", un chef-d'œuvre reconnu tardivement
"Les Demoiselles d'Avignon", considéré comme un des chefs-d'œuvre absolus de Picasso, conservé à New York, n'est pas exposé. Mais une section lui est consacrée : elle montre les esquisses dessinées et peintes, car pour les "Demoiselles d'Avignon", Picasso a encore une démarche de peintre classique, avec des études qui précèdent l'œuvre."On a voulu parler de ces Demoiselles parce que, contrairement à Guernica et d'autres chefs-d'œuvre avérés, elles sont loin d'avoir été identifiées immédiatement comme un chef-d'œuvre. Apollinaire et le critique d'art André Salmon, découvrant le tableau dans l'atelier de Picasso, sont sceptiques, le trouvent brutal. Picasso, un peu dépité, roule sa toile et la laisse dans un coin de l'atelier", raconte Emilie Bouvard.
On est en 1907 et l'œuvre est oubliée pendant un moment. Elle est montrée au public pour la première fois en 1916 à Paris, en pleine guerre. Là encore, la réception est encore mitigée. André Breton, qui gagne sa vie en vendant des œuvres d'art, est le premier à déceler le chef-d'œuvre. Il propose le tableau à Jacques Doucet et en fait l'éloge dans des lettres au collectionneur, écrivant que c'est "l'événement capital du XXe siècle", que Picasso est le seul génie authentique de l'époque.
Des copies de l'œuvre unique
Jacques Doucet achète "Les Demoiselles d'Avignon" en 1927. A sa mort, la peinture est proposée aux musées nationaux français, qui n'en veulent pas. Finalement l'historien d'art Alfred Barr, qui l'a aussi repéré, l'acquiert pour le Museum of Modern Art qu'il dirige.Dans les années 1950, Picasso acceptera que Jacqueline de la Baume-Dürrbach en fasse une tapisserie dont on peut admirer l'exemplaire que Picasso a gardé dans son atelier. Elle est "tellement mieux" que l'original, dira l'artiste, avec humour : "Une boutade qui montre qu'il avait une vision un peu critique du chef-d'œuvre au sens muséal et institutionnel du terme", pense Emilie Bouvard. Et "c'est un geste qu'on va voir se multiplier par la suite. Picasso accepte qu'on fasse des copies de son œuvre unique, dans un esprit un petit peu 'pop', si vous me permettez l'anachronisme", ajoute la commissaire.
Car Picasso veut que son œuvre soit diffusée. "Guernica" n'est pas non plus dans l'exposition. Conservé à Madrid, au Musée Reina Sofia, fragile, le tableau ne voyage pas. Mais le musée Picasso expose un tableau monumental, les "Femmes à leur toilette", que l'artiste a réalisé en 1938 dans la foulée de "Guernica" et qui en est une espèce de pendant. Réalisé entièrement en papiers collés, avec ceux utilisés pour "Guernica" d'ailleurs, il est conçu comme un carton de tapisserie et dans les années 1960 les Gobelins ont réalisé deux tapisseries à partir de cette oeuvre.
L'"Arlequin" et la "Baigneuse" ou les débuts de la série
Trois "Arlequins" de 1923 montrent Picasso entrer dans la réflexion sur la série. L'Arlequin est une figure récurrente dans son œuvre. Dans une lettre datée de janvier 1921, son marchand Paul Rosenberg lui réclame "mes Arlequins !!!!" Ces tableaux montrent le rôle du marché dans la fabrication du chef-d'œuvre, et aussi du public. Car c'est grâce à l'engouement et la mobilisation de celui-ci que l'"Arlequin" de Bâle, en dépôt au musée de la ville, a pu y rester. Picasso, touché, a fait un don important au Kunstmuseum qui possède depuis un important fonds de l'artiste.Autre exemple de la même démarche sérielle : en février 1937, en plein cœur de la Guerre civile espagnole, Picasso réalise trois "Baigneuses" à quelques jours d'intervalle. Elles sont réunies ici, entourées de dessins et de peintures réalisées en même temps sur le même thème. On n'est plus là dans des études préparatoires : "Ici, Picasso décline un thème, le thème de la baigneuse, de manière variée, avec des techniques diverses, en essayant des formes différentes", précise Emilie Bouvard.
Les trois "Baigneuses" ont été créées par Picasso dans le contexte d'étés créatifs et récréatifs passés à Mougins avec ses amis surréalistes, dont de joyeuses photos font état. Passées par des collections privées, elles n'ont accédé au statut de chef-d'œuvre que tardivement.
Des chefs-d'œuvre faits de bouts de rien
Une salle rassemble une collection de "petits riens" et les photos que Brassaï en a fait : ces objets fabriqués par Picasso dans les années 1940 avec des matériaux de récupération, papier découpé, petits oiseaux en capsules de bouteilles, masque découpé dans une nappe en papier rouge et blanc, sont des créations géniales.Picasso y tenait beaucoup et quand la collection de Dora Maar, qui les conservait, a été dispersée lors d'une vente en 1998, ils se sont arrachés comme de grands chefs-d'œuvre. Ces objets "disent que Picasso avait dans l'idée que le chef-d'œuvre, l'artiste doué, c'est peut-être celui qui sait trouver la petite chose, faire le petit geste qu'il faut", et pas forcément le virtuose de la peinture, note Emilie Bouvard.
Dans la salle consacrée à la sculpture, ce ne sont pas les quatre œuvres installées au centre qui nous parlent le mieux du rapport que Picasso entretenait avec cette discipline. Ce sont les photos qui les entourent, où on le voit vivre avec sa famille et ses amis au milieu de ses œuvres, à la villa La Californie à Cannes, à la fin des années 1950. On dîne sur les marches du perron au milieu des sculptures, un ouvrier soude la "Femme à la clé" couchée, la tête reposant sur la première marche du même perron, tandis qu'on devine Picasso, en haut, qui surveille.
Les sculptures, un univers magique et longtemps ignoré
Malgré la publication en 1949 d'un livre de Daniel-Henry Kannweiler sur ses sculptures, avec des photos de Brassaï, la sculpture de Picasso reste longtemps inconnue du grand public. C'est pour lui un jardin secret."Picasso dispose ses bronzes dehors, joue avec. Il a un rapport avec sa sculpture très inspiré de ce qu'il a appris de la sculpture extra-occidentale. C'est un univers féérique et magique qu'il construit dans ses ateliers et dans ses jardins et qui vient se mêler à la vie de famille", raconte Emilie Bouvard.
Exemple, "La Chèvre" réalisée autour d'un panier, avec du plâtre et du métal. "On sort de l'idée que le chef-d'œuvre est une œuvre. Ici, c'est un motif que Picasso décline en peinture, en sculpture, en dessin, et qui devient une icône", souligne Coline Zellal. Picasso s'amuse, il a d'ailleurs une chèvre, Esmeralda, qu'on voit en photo dans son jardin, attachée aux sculptures.
Loin d'être sacralisée, "La Chèvre" (la sculpture) est un objet avec lequel on s'amuse, on s'assied sur son dos, Cocteau la tient par le cou.
C'est seulement avec la grande rétrospective parisienne organisée au Grand Palais et au Petit Palais en 1966 que les sculptures de Picasso seront reconnues comme des chefs-d'œuvre.
Un artiste qui fait "trop d'œuvres" ou un "chef-d'œuvre total" ?
Picasso est un artiste extrêmement prolifique, on découvre toujours de nouvelles œuvres de lui. "Il y a un cliché, souligne Emilie Bouvard. Celui d'un Picasso qui peindrait trop, trop vite, qui ferait trop d'œuvres, surtout à partir des années 1950", et un soupçon qu'il voudrait ainsi faire de l'argent facile. "Nous voulions tordre le cou à ce cliché. Pour Picasso, cette multiplicité d'œuvres a un sens, il ne recherche pas l'œuvre unique mais veut faire œuvre avec des séries. A une époque il a même une approche quasi cinématographique de son travail, elle est en mouvement et, d'une peinture à l'autre, d'un motif à l'autre, il la fait varier. Et alors qu'on avait trois baigneuses, quelques arlequins, à partir des années 1950 on a une production qui ne cesse de s'intensifier."Deux expositions de sa production la plus récente au Palais des Papes à Avignon, en 1970 et en 1973 illustrent bien cette pratique sérielle et font penser à un "chef-d'œuvre total". La première est organisée par Christian et Yvonne Zervos, en collaboration étroite avec l'artiste qui imagine un accrochage en "tapisserie", par thématiques : on a ainsi des murs de tableaux serrés, comme on peut le voir sur des photographies, et sur un mur reconstitué pour l'exposition, peuplé de figures.
Quand l'exposition de 1973 ouvre ses portes, Picasso vient de mourir mais il a participé à la préparation.
"Il y a eu des critiques virulentes de ces expositions, des critiques habitués à l'œuvre ultime" étaient déstabilisés face à ce qui relève de l'installation. Mais "on sait aussi qu'elles ont marqué beaucoup d'artistes et qu'elles ont marqué l'époque", remarque Emilie Bouvard.
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