A Kaboul, des yeux grand ouverts accusent la corruption
Ces immenses yeux, dont les couleurs vives donnent une touche un tantinet psychédélique à l'ensemble, "sont ceux des Afghans qui en ont ras-le-bol de la corruption", explique Maryam, Kaboulie de 35 ans et ancienne du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine à Paris.
Loin de tagueurs clandestins, Maryam, Kabir et leurs cinq compères ont l'autorisation explicite du président afghan Ashraf Ghani pour affubler d'yeux "son" mur, qui ressemble désormais à une énorme surface de parpaing sous amphétamines. Son rôle lui ne change pas: protéger le palais d'une éventuelle attaque des rebelles talibans, en guerre contre le pouvoir central depuis la chute de leur régime en 2001.
Comme à Bagdad, les tristes murs gris anti-explosions ont fleuri à Kaboul ces dernières années, souvent édifiés pour la protection des plus riches et haut placés, à la grande colère de Kabir Mokamel, à l'origine de la fresque. "Ces murs sont-ils vraiment censés nous protéger? Non! Je pense qu'ils protègent les gens qui sont à l'intérieur. Et moi je vis à l'extérieur", lance-t-il.
Si le message anticorruption, écrit dans les deux langues officielles de l'Afghanistan, le dari et le pachto, résonne tant, c'est parce que la culture du bakchich est un fléau dans le pays. A tous les niveaux, notamment de l'administration, le complément de revenus à base de pot-de-vin est devenu un mode de vie.
L'aide internationale détournée
Quatorze ans après la chute du régime des talibans, l'Afghanistan reste abonné aux tréfonds du classement annuel de Transparency International sur la perception de la corruption. En 2014, il pointait à la 172e place, sur 175 pays étudiés.Une gabegie nourrie par la culture locale du pot-de-vin, mais également par le manque de contrôle des dizaines de milliards de dollars d'aide étrangère déversés depuis 2001 pour la stabilisation et la reconstruction du pays, parfois détournés massivement.
L'inspecteur général américain pour la reconstruction de l'Afghanistan, John Sopko, déclarait sans ambages l'an dernier: "Si la corruption continue à ce rythme-là, elle risque de ruiner tous les progrès que nous avons accomplis en Afghanistan".
Un discours tenu en septembre 2014, au moment où Hamid Karzaï, dont la présidence a été entachée de soupçons de corruption à échelle industrielle, passait le témoin à Ashraf Ghani. M. Ghani, un ancien cadre de la Banque mondiale, a fait de l'éradication de la corruption l'un de ses chevaux de bataille.
Mais la tâche est titanesque, souffle une employée gouvernementale qui participe au projet de Maryam et Kabir et ne souhaite pas être identifiée. "La corruption à petite échelle est très visible. On la voit dans beaucoup d'administrations", assure-t-elle.
Et, note Ehsan, un étudiant originaire de l'est de l'Afghanistan, "la corruption est aussi un problème de sécurité". "Lorsque la police arrête un ravisseur ou un terroriste, il peut facilement corrompre le tribunal pour être remis en liberté. Du coup, une fois sorti, ce criminel peut continuer à mener des attaques", dit-il.
Kabir a déjà peint ses grands yeux accusateurs sur le mur d'enceinte du NDS, les grandes oreilles du gouvernement afghan, et compte décorer la totalité du mur qui entoure le complexe présidentiel et la Banque centrale d'Afghanistan, toujours avec la bénédiction de la présidence. "Cela faisait trois ans que j'essayais de lancer ce projet", explique Kabir, 46 ans. "Mais maintenant il y a beaucoup de jeunes dans le gouvernement. Ils comprennent que le projet a une énorme valeur".
Dans une capitale afghane bétonnée, militarisée et toujours régulièrement ensanglantée par les attentats, l'art urbain est une rareté et l'expression murale détonne. En plus des aspects politique et artistique de son projet, Kabir y voit un bénéfice immédiat pour tous les Kaboulis: "Ils sont sacrément moches ces murs. Notre idée était de les recouvrir pour qu'ils disparaissent".
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