"C'est une évidence, j'ai trouvé ma formule magique" : les trois lignes courbes du street artiste Jordane Saget réenchantent la rue
L’espace Heurgon Saint Honoré a lancé, avec l’exposition consacrée à Jordane Saget, le second vernissage de son calendrier culturel. Au cœur du flagship parisien d'horlogerie et joaillerie d'Arnaud et Benjamin Cymerman, le street artiste a investi les vitrines, le rez-de-chaussée et le premier étage, lors d'un happening live en juin. Ses œuvres sont à découvrir jusqu’en octobre prochain.
Basé à Paris, il a développé un style visuel, unique, fondé sur un trio de lignes énigmatiques. Depuis 2015, il sillonne les rues pour dessiner à la craie, au pinceau et au doigt ses courbes, sans jamais signer ses œuvres, soit déjà près de 2 000 créations éphémères ou permanentes. Son travail a fait l’objet d'expositions et de collaborations avec, entre autres, Jean-Charles de Castelbajac, Agnès b., Le Printemps, La Samaritaine…
Rencontre et découverte
Franceinfo culture : quand sont nées ces lignes ? Quel a été le déclic ?
Jordane Saget : c'est difficile de se remémorer la genèse. Cela a commencé sur papier. Depuis que je suis enfant, je cherche une sorte de formule magique pour représenter le réel, peut-être pour mieux comprendre ce qu'il y a autour de moi. À l'école, j'aimais beaucoup les mathématiques, la géométrie : je faisais des carrés, j'ajoutais un triangle, j'essayais de créer des règles... Après le BAC, j'ai arrêté.
Plus tard à l'âge de 30 ans, je traverse une période difficile alors que je travaille dans la restauration comme sommelier. Je reprends cette quête de la formule, sauf qu'entre-temps j'ai fait sept ans de Tai-Chi-Chuan. Alors, je change de paradigme, j'abandonne la ligne droite et je fais une première courbe, une deuxième, une troisième. C'est une évidence, j'ai trouvé ma formule magique ! [sourire]. C'était terriblement moche mais il ne me restait plus qu'à pratiquer. J'ai commencé sur papier mais la démarche artistique est née par la rue. 99% de mes commandes sont venues de la rue donc je continue encore aujourd'hui !
Pourquoi cette répétition de trois lignes courbes qui donnent du mouvement à vos œuvres ?
Au moment où je découvre ma règle d'or, en 2012-13, je cherche des variations sur papier. La première courbe, c'est le chiffre 1, c'est l'unité : je ne voulais pas m'attaquer à cela, c’était trop. Avec la 2e, j'ai vu tout de suite que c'était figé et que cela ne fonctionnait pas visuellement. La 3e, c'était le déséquilibre qui crée l'équilibre, c'est la vie. Cela a été une évidence graphiquement.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous les avez tracées dans la rue ?
C'était à l'église de la Trinité où il y a des marches. Au début, on n'est pas à l'aise alors j'avais choisi la craie, simplement car je ne voulais pas gêner et pour que cela s'efface si c'était moche. Ce jour-là, j'ai compris que dessiner une ligne change l'espace. C'est extraordinaire ! Là, je me suis mis à dessiner dans une nouvelle démarche d'habiller Paris. Quand je regarde les photos de mes premières lignes, je me demande pourquoi cela résonne aussi bien avec Paris : mais c'est évident, Paris, l'Art nouveau, les courbes, les lignes, les arabesques, cela matche !
Comment êtes-vous passé de la craie au doigt ?
Après le papier, il y a eu la craie sur le sol et le mur, puis le blanc de Meudon sur les vitres [produit utilisé hier pour nettoyer les surfaces vitrées] et la série jaune signalétique avec de la peinture autour des trous jonchant le sol.
C'était en 2020, en repassant dans une rue où j'avais réalisé une œuvre deux ans plus tôt, je vois que des tagueurs avaient "toyé" [effacé un tag ou écrire par-dessus] ma fresque avec leur doigt car ils ne devaient pas avoir leur marqueur pour le faire. Cela m'a donné l'idée de dessiner juste avec le doigt. J'ai pensé aux vitrines que l'on opacifie et j'ai essayé avec un rouleau en mettant une fine pellicule. C'est cela qui fait la différence : c'est diaphane, cela laisse passer la lumière avec des jeux d'ombre.
Comment choisissez-vous les endroits où apposer vos œuvres ?
C'est ce qu'il y a de plus simple. Petit à petit, cela devient instinctif, je les vois [mes lignes], au moment où je vais les dessiner et je sais que cela va fonctionner. La technique la plus simple est d'avoir le matériel sur soi. Il y a des fois où l'on se dit : c'est maintenant qu'il faut la faire !
Vous avez dessiné sur des panneaux d'affichage, vierges de publicité, dans le métro Concorde ?
C'est largement un de mes plus beaux souvenirs. En 2015-16, dans un grand couloir de cette station en travaux, je vois cette enfilade de panneaux en béton ciré, je les touche, je teste une craie et c'est hyperagréable à travailler. Je n'avais pas beaucoup dessiné dans le métro donc j'étais apeuré mais je vois qu'il n'y a pas de caméra ! Cela a duré une semaine : des gens qui me voyaient le matin à 8h me disaient - quand ils rentraient du boulot le soir - vous êtes encore là ? J'ai adoré, c'est comme si j'avais fait une exposition incroyable. Un jour, je suis venu à 2 heures du matin pour dessiner sur le sol. Quand les ouvriers qui travaillaient là, ont su que c'était moi qui avais recouvert les espaces dédiés aux affiches, ils m'ont dit c'est magnifique et m'ont laissé entrer.
Vous détournez aussi les pubs des abris bus ?
C'est la deuxième période après la craie. J'ai eu une révélation un jour : je me suis dit il y a une surface que l'on a oubliée dans la ville, la vitre. C'est ainsi que le blanc de Meudon est arrivé. Je me suis retrouvé avec un tas de publicité où j'allais faire résonner mes lignes. La plupart du temps, ce sont des publicités de luxe : c'est celles que je trouve les plus belles avec mes lignes élégantes et poétiques.
Vous avez réalisé pour Heurgon une performance live. Comment s'est passée cette rencontre ?
Je suis assez sollicité pour des performances mais chez Heurgon ce qui était intéressant c'est d'habiller la bijouterie. Résultat, c'est très beau, cela fonctionne très bien en particulier le bracelet en métal qui enserre la poutre. Les deux frères Cymerman sont exceptionnels, ils m'ont laissé carte blanche.
J'ai mis un mois pour avoir l'idée : il faut du temps pour la maturation, je n'aime pas trop l'à peu près mais une fois que l'idée arrive, c'est évident. Au début, dans les vitrines, je voulais entourer les montres, faire une sorte de cadre comme une Marie-Louise mais il fallait absolument les voiler et cela a résonné !
Si comme chez Heurgon, votre œuvre peut-être permanente, dans l'espace public, elle est fragile et éphémère ?
Oui, je me disais la craie s'efface. J'en ai fait tellement dans Paris que je ne revenais jamais au même endroit : en repassant devant l'une d'entre elles, deux ans plus tard, je me suis aperçu qu'elle était encore là ! Sur les murs, la craie dure à certains endroits. J'ai eu envie de l'effacer car elle était moins belle qu'avant. Puis j'ai eu un tilt, elle n'est pas moins belle mais bien plus belle : elle a vieilli, terni, vécu. La plus vieille est sur un mur rue du Pélican : c'était il y a cinq ans quand j'ai rencontré Jean-Charles de Castelbajc.
La fragilité n'est pas éphémère. La plus vieille au blanc de Meudon est chez moi : elle a cinq ans. Elle est fragile car cela s'efface mais dans 100 ans elle peut être encore là !
Outre la rue, exposez-vous vos œuvres sur d'autres supports ?
Oui, il y a une toile, ici, chez Heurgon. Mais je ne les fais que sur-mesure. J’ai réalisé des vitraux, dont une rosace, à l'église désacralisée de Lardières dans la commune de Méru (Oise). Prochainement, j'ai un projet dans l'église sacralisée de Joigny (Yonne) avec le père Matthieu. Pour moi c'est très fort.
Je fais aussi du travail de marbre avec mon frère Meilleur Ouvrier de France et tailleur de pierre : j'adore travailler avec les artisans et me dire que dans 300 ans cela existera encore.
Sur le trajet de la Loire à vélo, devant le château de Villandry, je vais dessiner sur 50 mètres et cela sera pérenne. J’ai fait aussi des vêtements (une robe, des Tshirts) avec Agnès.b, et je vends sur mon site des petites choses.
Vous ne les signez jamais ?
Le fait de ne pas signer a été une des plus belles idées que j'ai eue. Je ne voulais pas en rajouter encore, pour moi, les lignes sont déjà signatures. Je ne voulais pas que les gens se disent : il y a quelqu'un qui cherche à dire quelque chose mais qu'est-ce que cela peut vouloir dire ? Mais je signe toujours au dos de mes tableaux car signer sur le devant va déséquilibrer l'œuvre... et signer derrière la rue va être compliqué ! [rire]. L'idée est de mettre en avant les lignes plutôt que moi !
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