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The Color Line : ségrégation et artistes africains-américains au Quai Branly

Les artistes noirs américains ont commencé à entrer au musée il y a une quarantaine d'années de l'autre côté de l'Atlantique et sont encore peu connus en Europe. Ils sont à découvrir d'urgence au Quai Branly qui nous offre une exposition passionnante des oeuvres d'une cinquantaine d'entre eux, articulées autour de 150 ans d'histoire de la lutte pour leurs droits (jusqu'au 15 janvier 2017).
Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Aaron Douglas, "The Negro Speks of Rivers" (for Langston Hughes), 1941
 (Adagp, Paris 2016)

"The color line" (la ligne de la couleur), c'est une expression qui désigne la ségrégation qu'ont subie les Noirs après la Guerre de Sécession, légalement jusque dans les années 1960, et aujourd'hui de façon plus pernicieuse, car, même si elle est censée avoir disparu, ceux qui se désignent aujourd'hui comme "Africains-Américains" la subissent toujours, comme le montrent certaines bavures policières et procès récents.
 
Le terme "color line" est apparu en 1881 dans un article d'un des premiers leaders noirs, Frederick Douglass. Il a été repris dans les premières années du XXe siècle par W.E.B. Du Bois qui fonde alors la National Association for the Advancement of Colored People (FAACP), une des plus grandes organisations de défense des droits des Noirs : pour lui, la color line sera "le problème du XXe siècle".

William H. Johnson, "Moon Over Harlem", vers 1943-1944
 (Washington D.C., Smithsonian American Art Museum)


Un art qui raconte la vie

Peu connus encore de ce côté de l'Atlantique, de nombreux artistes remarquable ont depuis le début émergé de la "communauté" noire (très large puisqu'on disait qu'une goutte de "sang" noir suffisait pour être considéré comme noir). Leur travail raconte souvent la vie des leurs et la ségrégation dont ils sont victimes. C'est donc en suivant le fil de 150 de l'histoire des Etats-Unis, vue du point de vue des Africains-Américains, que le Quai Branly nous dévoile ce pan méconnu de l'histoire de l'art.

Sujet vidéo : E. De Pourquery / S. Guibout / P. Crapoulet / S. Korwin
 
L'exposition est énorme et passionnante : 600 œuvres, peintures, dessins, photos, sculptures mais aussi documents, livres, affiches s'organisent chronologiquement autour des principales dates de l'histoire de la ségrégation et des luttes pour l'égalité et les droits civiques. 200.000 soldats noirs participent à la Grande guerre, dans des bataillons séparés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ils sont près d'un million dans une armée où la ségrégation est maintenue. Les vingt années qui suivent sont celles des grandes luttes pour les droits civiques, avec l'action de Rosa Parks, l'héroïne des bus qui refuse de s'asseoir aux places réservées aux Noirs. Il y a la grande manifestation de Washington en 1963, la déségrégation dans les écoles. En 1964 est signé le Civil Rights Act qui interdit la discrimination mais le combat n'est pas terminé.
Bob Thompson, "L'Exécution", 1961
 (Estate of Bob Thompson; Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York, NY)

Un bouquet de coton, première œuvre d'art africaine-américaine

Quelques thèmes sont abordés comme le sport, un domaine où les Noirs se sont rapidement distingués pour s'offrir une gloire peut-être illusoire, pourtant. Ou Harlem, le quartier noir de Manhattan qui voit une explosion des arts dans l'entre-deux-guerres, avec en particulier le jazz, dont l'ambiance a été si bien exprimée par le peintre Archibald Motley (1891-1981). Le cinéma n'échappe pas à la ségrégation : non seulement on ne va pas dans les mêmes salles de cinéma mais il y a un "cinéma noir" pour les Noirs : on pourra voir au Quai Branly le film (muet aux sous-titres en anglais vernaculaire) d'Oscar Micheaux "Within Our Gates" (1920) sur la violence raciale à travers l'histoire d'une professeure noire.
 
L'exposition s'ouvre avec un pot en terre contenant un bouquet de coton : datée de 1858, cette œuvre est d'un certain David Drake, esclave et potier dans une plantation de Caroline du Sud et considéré comme un des premiers artistes noirs américains dont des œuvres nous sont parvenues.
Henry Ossawa Tanner, "The Young Sabot Maker", 1895, Purchas : William Rockhill Nelson Trust through the George H. and Elizabeth O. Davis Fund and partial gift of an anonymous donor,
 (The Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City, Missouri)


Henry Ossawa Tanner, un peintre américain à Pont-Aven

Après la Guerre de Sécession (finie en 1864) le Civil Rights Act de 1866 proclame tous les individus nés aux Etats-Unis (sauf les Indiens) citoyens du pays, mais les Etats du Sud promulguent des "codes noirs" qui refusent les droits civils et politiques aux anciens esclaves. Les premiers combats contre la ségrégation s'organisent et la réflexion sur les moyens d'arriver à l'égalité oppose les défenseurs la lutte politique et les défenseurs de la lutte économique.
 
En 1900, W.E.B. Du Bois organise une "Exposition des Nègres" à l'Expo universelle de Paris qui offre une magnifique vitrine pour les livres, partitions, études réalisés par les Africains-Américains, et qui, pour leur rendre leur dignité, montre leur vie à travers 500 photos en famille, au travail…
 
C'est à Paris aussi, au tournant du siècle, que se rend le peintre Henry Ossawa Tanner. Ayant souffert du racisme aux Etats-Unis (il le raconte dans une autobiographie), il s'est finalement installé en France où il se sent mieux accepté dans les milieux artistiques. Il peint des tableaux religieux, des paysages de Bretagne avec les peintres de Pont-Aven, assez peu de scènes de la vie quotidienne des Noirs, contrairement à de nombreux artistes noirs.
Jacob Lawrence, "Pool Players", 1938.
 (Collection of AXA US /© Adagp, Paris, 2016)


La "grande migration" sous le pinceau de Jacob Lawrence

Car cette exposition est l'occasion de découvrir de nombreux artistes, comme Horace Pippin (1888-1946) : mobilisé pendant la Première guerre mondiale, il a raconté en texte et en dessins son expérience de soldat avant de peindre dans un style naïf la ségrégation dans l'armée.
 
Une des plus belles découvertes, c'est Jacob Lawrence (1917-2000), et sa série de 60 petits tableaux légendés sur la "grande migration" projetés au Quai Branly : avec des silhouettes schématiques de couleurs vives, pleines de mouvement et d'énergie, il décrit la vie des migrants qui montent du sud rural des Etats-Unis vers le nord industriel, les enfants dans les champs, le train, les problèmes de logement dans le nord, les conflits avec les ouvriers blancs contre lesquels ils sont utilisés pour briser les grèves… Jacob Lawrence a aussi peint avec beaucoup de force des scènes de la vie de Harlem, où il a vécu après avoir migré lui-même avec ses parents.
Elizabeth Catlett, 12. "I have speciel reservations", 1946, Courtesy of the Pennsylvania Academy of the Fine Arts, Philadelphia. Art by Women Collection, Gift of Lida Lee Alter, Art. Photographie Barbara Katus
 (Catlett Mora Family Trust/Licensed by VAGA, New York, NY / ©Adagp, Paris, 2016)


Les femmes noires par Elizabeth Catlett

Il y a aussi Robert Thompson (1937-1966) et son style coloré qui fait penser aux fauves ou aux expressionnistes allemands. Son tableau "The Execution" évoque les lynchages, événements traumatisants dont ont été victimes plusieurs milliers de Noirs entre 1880 et 1980 et qui attiraient le public blanc. Les lynchages pouvaient être annoncés à l'avance dans les journaux ou faire l'objet de cartes postales, comme l'attestent une série de documents.
 
Entre autres (impossible de les citer tous), il y a les gravures de Dox Thrash (1893-1965) sur les hommes au travail et plus généralement la vie des Africains-Américains, ou les dessins poignants d'Elizabeth Catlett (1915-2012) qui s'intéresse plus particulièrement au quotidien des femmes. Et encore les dessins stylisés d'Aaron Douglas (1899-1979), figure de la Harlem Renaissance.
 
Pour terminer, l'artiste contemporaine Mickalene Thomas a revisité tout récemment "L'Origine du monde", qui prend la forme d'un corps de femme noire ourlé de strass. Nous avons tous la même origine, semble-t-elle nous dire.
Mickalene Thomas, "Origin of the Universe I", 2012
 (Adagp, Paris, 2016)

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