"Tokyo, naissance d'une ville moderne" : voyage dans le temps, d'estampe en estampe, au cœur d'une capitale en pleine mutation

À la suite d'un tremblement de terre dévastateur, Tokyo amorçait, il y a cent ans, une transformation radicale.
Article rédigé par Paul Dubois
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Vue de l'exposition "Tokyo, naissance d'une ville moderne" à la Maison de la culture du Japon, à Paris, jusqu'au 1er février 2025. (GRAZIELLA ANTONINI)

À quelques pas du pont de Bir Hakeim, entrez dans l'univers captivant de Tokyo, capitale du pays du Soleil-Levant depuis 1868 qui se métamorphose. L'exposition Tokyo, naissance d'une ville moderne(Nouvelle fenêtre), à la Maison de la culture du Japon, vous plonge jusqu'au samedi 1er février dans le cœur battant de la ville dans les années 1920-1930, une époque où les vents du changement soufflaient sur l'urbanisme, la culture et la société.

Prenez le métro à Shibuya, filez dans un cabaret de Ginza, flânez au marché de Tsukiji et explorez la capitale nipponne d'il y a cent ans à travers une centaine d'estampes exceptionnelles prêtées par le Tokyo Metropolitan Edo-Tokyo Museum. Ces œuvres illustrent la transformation stupéfiante de Tokyo à l'aube de sa modernisation, de l'industrialisation à l'ouverture sur le monde, sans oublier les répercussions du grand tremblement de terre du Kantô de 1923. Les anciennes ruelles tranquilles cèdent place à un nouveau Tokyo, urbain et occidental, avec cabarets et métro dernier cri. Une exposition qui révèle la fascinante dualité de cette ville fantasmée par l'Occident.

"Vue véritable du temple Kanzeon d'Asakusa encerclé par un violent incendie", 20 octobre 1923, lithographie, collection du Tokyo Metropolitan Edo-Tokyo Museum. (COLLECTION DU TOKYO METROPOLITAN EDO-TOKYO MUSEUM)

Le 1er septembre 1923, Tokyo est frappée par le grand tremblement de terre du Kantô, un cataclysme qui emporte plus de 100 000 vies et réduit 40% de la ville en cendres. Si le tremblement de terre lui-même est d'une violence inouïe, ce sont surtout les incendies et les conditions extrêmes qui aggravent la catastrophe, mettant en lumière la vulnérabilité d'une ville construite majoritairement en bois. Cependant, de cette tragédie émerge une volonté de reconstruction et de renouveau. Tokyo, rongée par la destruction, renaît lentement, comme en témoignent les estampes de l'époque, où la résilience et l'espoir se dessinent sur les ruines.

Sous l'ère Taishô, après le séisme, Tokyo subit une transformation radicale. Si la modernisation de la ville avait commencé durant l'ère Meiji, c'est véritablement à partir de 1923 que la capitale japonaise connaît une métamorphose profonde. L'architecture en bois laisse place à des structures en béton, en acier et en verre, symboles d'une modernité désormais inscrite dans le paysage urbain. Grands boulevards, réseaux ferroviaires et parcs publics refaçonnent Tokyo, qui devient alors un modèle de métropole moderne. À partir de 1932, la ville dépasse ses anciennes frontières pour former le "Grand Tokyo", une agglomération gigantesque, qui se place parmi les plus grandes villes du monde.

Série "Cent vues du Grand Tokyo à l'ère Shôwa" : "Les gazomètres de Senju" de Koizumi Kishio, 1930, gravure sur bois, 28x36,9 cm. (COLLECTION DU TOKYO METROPOLITAN EDO-TOKYO MUSEUM)

Les œuvres présentées ici capturent l'essence d'une époque en mutation, marquée par l'intégration subtile de la modernité au sein des traditions anciennes. À travers le mouvement shin hanga ou "nouvelles estampes", des artistes comme Kawase Hasui et Yoshida Hiroshi dépeignent un Tokyo où les progrès urbains se mêlent harmonieusement aux paysages apaisants et à la nature. Ces créations s'inscrivent dans un processus collaboratif traditionnel, impliquant l'artiste, le sculpteur, l'imprimeur et l'éditeur, et offrent une vision poétique de la capitale en pleine expansion. Le contraste entre la modernité de la ville et la préservation de son âme se reflète dans les scènes où se côtoient béton et nature, lumière artificielle et tranquillité.

En revanche, le mouvement sôsaku hanga ou "estampes créatives", incarné par des artistes comme Fujimori Shizuo et Koizumi Kishio, présente une vision plus critique et radicale des transformations de Tokyo. Dans cette approche, l'artiste est responsable de chaque étape du processus, offrant une interprétation plus directe et personnelle des bouleversements sociaux et industriels. Ces estampes exposent un Tokyo brut, dominé par l'industrialisation et la construction, où les tensions sociales et les ruptures avec les anciennes traditions sont palpables. Les œuvres révèlent une ville en constante évolution, confrontée à la violence et au chaos de la modernisation, où les avancées technologiques semblent parfois empiéter sur l'harmonie et l'ordre.

Du drame à la ville nouvelle

Après 1923, Tokyo connaît une transformation profonde, marquée par l'émergence d'une nouvelle culture de consommation, reflet de l'industrialisation rapide du pays. Les quartiers comme Ginza, Asakusa et Shinjuku deviennent des centres animés, avec des magasins, cafés et lieux de divertissement. C'est aussi l'époque des mobo et moga, jeunes Japonais adoptant la mode occidentale, qui fréquentent ces espaces et incarnent l'ouverture de Tokyo à une société cosmopolite et moderne. Les estampes de l'époque capturent cette jeunesse dynamique, contrastant avec les valeurs traditionnelles de la société japonaise.

Cette métamorphose s'étend au-delà du physique, devenant un symbole de la puissance industrielle japonaise. Sous l'impulsion de figures comme Gotō Shinpei, la ville est réorganisée pour devenir plus moderne et résistante, avec des infrastructures adaptées aux tremblements de terre. Le béton et l'acier remplacent le bois, et des ponts, usines et immeubles modernes fleurissent, affirmant Tokyo comme une capitale mondiale. Les estampes de Fujimori et Koizumi documentent ce renouveau, offrant des panoramas impressionnants de la ville en pleine reconstruction.

Série "Douze scènes de Tokyo" : "Le pont Kaminohashi à Fukagawa" de Kawase Hasui, 1920, gravure sur bois, 24,1x36,3 cm. (COLLECTION DU TOKYO METROPOLITAN EDO-TOKYO MUSEUM)

Au début du XXe siècle, bien que des signes évidents de modernisation se fassent sentir, la tradition demeure encore profondément ancrée dans la société japonaise. Kon Wajiro, considéré comme le père de la "modernologie", une discipline dédiée à l'étude des mutations sociales et culturelles dans un Japon secoué par des bouleversements, souligne que malgré les changements, des éléments traditionnels persistent. Par exemple, les femmes continuent majoritairement à porter le kimono, symbole intemporel de l'identité japonaise. Cette observance des traditions, à première vue, peut donner l'impression d'une stagnation culturelle, mais en y prêtant une attention plus fine, on remarque que des éléments de la modernité commencent à s'y infiltrer.

Effectivement, bien que les bases traditionnelles demeurent solides dans les années 1920-1930, des évolutions subtiles marquent l'adaptation de la culture japonaise à la mondialisation. Les motifs des kimonos, les coiffures et même les choix esthétiques témoignent de l'influence croissante du soft power occidental, conséquence de l'ouverture du pays au monde. Ce phénomène devient de plus en plus manifeste au fil du temps, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque la culture occidentale et notamment américaine exerce une pression de plus en plus forte sur le Japon.

Vue de l'exposition "Tokyo, naissance d'une ville moderne". (GRAZIELLA ANTONINI)

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