"Avec cet album, j'ai gravi mon Everest" : Jean-Marc Rochette, auteur de la BD "La dernière Reine"
Après Ailefroide (2018) et Le loup (2019), le dessinateur, peintre et alpiniste Jean-Marc Rochette atteint des sommets avec La dernière Reine, un album paru en octobre aux éditions Casterman.
Il y raconte l'histoire d'amour entre Edmond, témoin de la mort du dernier ours du Vercors en 1898, rentré la gueule cassée de la guerre 14-18, et Jeanne, sculptrice, qui va lui redonner un visage et lui faire découvrir l'amour. Un roman graphique d'une rare puissance, où le dessin, encre jetée au pinceau, sert une bouleversante histoire qui rassemble les grandes questions qui taraudent depuis toujours l'auteur : la nature, les animaux, et la liberté.
Tout juste descendu de sa montagne, où il s'apprête à retourner pour passer l'hiver jusqu'à la fonte des neiges dans sa maison isolée du massif des Ecrins, dans les Alpes, Jean-Marc Rochette a confié à franceinfo Culture ce qui lui a inspiré cette histoire, et ce que représente pour lui ce dernier album.
Franceinfo Culture : Qu'est-ce qui vous a inspiré cette histoire ?
Jean-Marc Rochette : Ça a commencé par une date. 1898, c’est la date de la mort du dernier ours du Vercors. Je me suis dit, tiens, c'est intéressant, ce règne des ours dans cette montagne, qui a duré des centaines de milliers d'années, et qui se termine un jour, à une date particulière. Ensuite je suis parti sur l’idée de ce gamin qui avait vu le dernier ours. Un personnage enfant dans les années 1898, ça voulait dire qu'il avait fait la guerre 14-18, d’où la gueule cassée. Ensuite, je voulais vraiment faire une histoire avec une femme forte. Enfin, disons que je voulais un personnage féminin central.
Pourquoi un personnage de femme forte ?
Parce qu'on m'a souvent reproché d’être un auteur “viriliste”, de ne pas avoir de personnages féminins forts dans mes histoires. Ce qui était d’ailleurs plus ou moins vrai. Je me suis dit que la femme du héros, ça ne suffisait pas. Donc je cherchais, et quand je suis tombé par hasard sur Jeanne Pollet, qui était sculptrice et qui refaisait les visages des gueules cassées, j’ai su que je tenais ma femme forte. Après je l'ai étoffée pour en faire un personnage de fiction. Mais dès le départ elle avait un gros potentiel romanesque !
Ce n'est pas la première fois que vous écrivez une histoire de montagne, en revanche, c'est la première fois que vous racontez une histoire d'amour. Pourquoi ?
Parce que je n’avais jamais fait d'histoires d'amour. J’ai fait plein d'histoires de montagne, mais jamais d’histoire d’amour. Et il s'avère quand même malgré tout, si on y réfléchit bien, que l'amour est la chose la plus importante que l’on peut rencontrer dans la vie. Si on ne l'a pas rencontré, c'est bien triste. Si on l’a rencontré, c'est bien, et si on l'a rencontré à ce niveau, comme dans La dernière Reine, alors on peut estimer que sa vie a eu un sens.
"Et une fois que j’étais parti dans le cirque de l’histoire d’amour, je me suis dit, tant qu’à y être, je vais faire une histoire d'amour romantique au dernier degré."
Jean-Marc Rochetteà franceinfo Culture
J'y suis allé à fond les manettes, et quand je relis, je suis moi-même surpris. Je me dis, tu n’as pas molli quand même. D'ailleurs il y a un projet d’adaptation au cinéma bien engagé et je pense que ça sera un grand film romantique !
Vous en parlez comme si ça vous avait un peu dépassé non ?
Ah, ça oui ça m'a dépassé. Clairement. Quand j'écrivais, je voyais les solutions, les transitions, les idées m'arriver dessus. J'étais sidéré. Je me disais, mais d'où ça sort ? Mais je crois que si ça roule comme ça, c'est qu'il y a une logique dans le récit, et ça, je l’ai découvert au fur et à mesure. Si l’histoire est bonne, c’est comme dans la vie. Dans toute vie, il y a une sorte de logique. Moi par exemple, si je ne m’étais pas explosé la gueule quand j’avais 20 ans, ma vie aurait été très différente. Quand je n’avais plus de dents et que je souffrais le martyr, sur le coup je ne comprenais rien. Je me disais : mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? Mais sans ça je serais devenu guide de montagne et je n’aurais jamais fait d’art. Il faut savoir lire sa vie. C'est comme pour écrire un scénario, il faut arriver à déchiffrer la logique interne de l’histoire.
Vous y avez mis beaucoup de vous-même dans cet album ?
Oui, c'est très autobiographique. La montagne, la gueule cassée, et aussi cet enfant qui vit seul avec sa mère... Moi aussi j'ai grandi seul avec ma mère. C'est marrant parce que là, je suis en train de penser à une autre histoire, et c'est encore une histoire avec une mère. Je ne sais pas gérer le père. Je sais gérer le grand-père éventuellement, mais comme je n’ai pas eu de père, et comme je n'ai pas eu d'enfant, j'ai tendance à faire un fils et sa mère. Je trouve ça assez intéressant. Je trouve que c’est un couple intéressant.
Est-ce que vous aviez envie dès le départ envie de raconter une histoire d’amour ?
Ce à quoi je tenais dès le départ, c’est que cette femme soit libre. Qu'elle soit libre dans son art, et elle l’est, puisqu'elle sculpte des animaux à une époque où les autres font plutôt du cubisme. Mais ça lui plaît, donc elle est très libre. Je voulais qu’elle soit aussi très libre dans sa vie affective, sexuelle. Dans la fameuse scène où elle le met nu devant elle, ce qui m’intéressait, c’est qu’elle le trouve beau. Dès le départ, elle le trouve physiquement beau. C’est un mec qui est massif, que j’ai dessiné comme ça, imposant, une force de la nature. Elle le trouve irrésistible alors qu’elle vit dans des milieux hyper intello et lui, il ne sait rien, il sait à peine lire.
Mais bon, elle est attirée physiquement, c'est animal en fait. C'est pour ça que la scène où on le voit apparaître derrière son rideau rouge, je voulais que ce soit hyper théâtral, qu'il y ait presque un côté striptease. Voilà, je ne suis pas une femme mais j'imagine que les femmes peuvent aussi être attirées par ça. Je l'ai dessiné comme ça un peu à ma façon.
Edouard a aussi un côté un peu sauvage ?
Ah oui, lui c'est un ours. Elle, elle sculpte les animaux, mais elle les voit dans les zoos, ou dans les musées, empaillés. Et lui, il va lui montrer la sauvagerie. C’est vrai qu’Edouard est très sauvage. On le voit au début pendant la guerre, il défonce quand même les mecs à coups de pelle. Mais surtout, il est très amoureux. En fait, c'est ce qui le caractérise. Il est totalement amoureux de cette femme. Elle aussi d'ailleurs visiblement, mais peut-être plus encore lui.
Mais leur amour est aussi tragique. C’est l’amour ou c’est le monde des humains, qui est tragique ?
Le monde est clairement tragique. On le voit tous les jours, là, en ce moment, avec cette propension à l'hubris et à la connerie. Personnellement j'habite dans des montagnes et je m’émerveille quand mes poules me donnent des œufs. Mes personnages dans l’histoire, enfin, surtout lui, il est dès l'enfance dans un système qui ne lui convient pas, et c'est tragique.
"Le monde est tragique. Certains passent au travers de la tragédie, mais globalement, la vie, c'est tragique, surtout pour les classes populaires."
Jean-Marc Rochetteà franceinfo Culture
Dans ces années-là, les gens passaient de l'accident du travail à une vieillesse de misère, avec une, voire deux guerres par-dessus le marché. De ce point de vue-là, je n’invente rien.
Vous pensez que l’histoire aurait pu bien se terminer ?
Ce n’est pas si tragique que ça, puisqu'à la fin, ils s’aiment éternellement. La mort est une chose, mais si on a eu des moments vraiment heureux, si la vie a été vie a été dense, pleine d'amour et de bonheur, ça vaut l'éternité.
Il y a aussi ce rapport à la nature. Vous diriez que c'est un livre écologique ? Vous vous sentez vous même écologiste ?
Cela dépend de ce que vous entendez par "écologiste". Si c'est l'écologie des politiques qui veulent nous vendre des voitures électriques pour sauver la planète, certainement pas. Mais je suis pour une révolution animiste. Il faut renouer profondément avec cette idée. Les animaux ont un esprit. Tous les animaux. Je n’aime pas l’Etat, je n’aime pas cette société, et je pense que la porte de sortie, c’est de la quitter. Et c’est ce que font Jeanne et Edouard. Ces deux-là, ils veulent en sortir. Ils ne veulent pas faire du mal à la nature, ils ne veulent pas de l’Etat, ils veulent que l’art redevienne ce qu’il aurait dû continuer à être, à savoir un acte gratuit. Je suis proudhonien, anarchiste. Je crois que l’Etat, ça écrabouille tout, et que l’on peut s’entendre dans une vallée, et que comme ça par capillarité on peut trouver des intérêts communs.
"Je crois aux petites sociétés et la société d’Edouard et Jeanne, elle est toute petite, elle est tellement petite que c’est eux deux en fait. Ils veulent vivre avec leur forêt et leur amour, et qu’on leur foute la paix."
Jean-Marc Rochetteà franceinfo Culture
En ce moment j'observe mes poules, et surtout le coq. Et bien le coq, il est programmé pour protéger les poules. Là j'ai mis tout le monde à la cave pour l'hiver. Du coup il n'y a plus de danger pour les poules, et bien mon coq déprime. Il n'a plus rien à faire, il déprime ! Bon bref, comme je l'ai déjà dit, la nature ce n'est pas un idéal, c'est une obligation.
On va passer du coq au dessin. Comment travaillez-vous le dessin, le texte, dans quel ordre ?
J'écris, je fais un story-board et ensuite, je dessine. J'écris comme romancier j'imagine, en posant des idées, en essayant de bâtir des structures narratives qui se rejoignent et qui finissent par faire une histoire. Après, le story-board, c'est la mise en scène. Et puis après, et bien, le dessin, c'est le tournage pourrait-on dire.
Votre dessin est à la fois très réaliste et en même temps beaucoup de choses sont esquissées, presque abstraites dans certaines cases, c'est un choix ?
Je suis très influencé par la peinture et en particulier par la peinture des 19e et du 20e et les peintres et les dessinateurs de cette époque n’avaient pas ce rapport à la précision qu'il y a dans la bande dessinée. La bande dessinée s'est longtemps adressée aux enfants et donc il fallait être précis dans le dessin, didactique presque, alors que les peintres s’adressent à des adultes, et on suppose que l'adulte est capable de comprendre les glissements, les ellipses, les impacts. Le problème de la BD, c'est qu'on on est encore un peu sous l'influence d’Hergé, de Blake et Mortimer des choses comme ça, alors on est étonné par mon dessin.
Vous travaillez avec quels outils ?
De l’encre et du papier. Et tout au pinceau. C’est un instrument très précis, et en même temps très vif et très puissant.
Vous pourriez être écrivain, ou peintre, mais vous avez choisi la BD, pourquoi ?
Oui, c'est un art "bâtard", la BD c'est un art qui est un peu entre tous les arts et qui de fait est ou très très faible, ou très très magique. C'est-à-dire que quand c'est réussi c’est magique. Je vois bien que des écrivains comme Houellebecq, comme Tesson, sont fascinés par la BD. Ils aimeraient faire des BD. Il y a quelque chose dans la BD qui étonne le littérateur.
"On peut toujours faire la description d’un paysage, mais quand on le dessine ça va plus vite, et c’est plus direct. Et quand un art est plus direct, il est plus fort."
Jean-Marc Rochetteà franceinfo Culture
Le problème avec la BD c’est que c’est très difficile de gérer du scénario, du texte, du dialogue, de la mise en scène, du dessin, de la couleur. Ça fait beaucoup de connaissances artisanales à maîtriser, ce qui fait que ce n’est pas si simple.
Dans ce livre vous avez tout fait, dessins, textes, et même la couleur. Pourquoi ?
Ah oui pour cet album, j'ai tout fait, hein. Pour le coup, je voulais juste “Rochette” sur la couverture, comme un romancier. Et j'assume. Il y a des défauts, mais ces défauts, c'est mon style. Il y a des cases sur lesquelles je me dis, c’est un peu raide là, mais c'est moi. Sans vouloir me comparer, Van Gogh par moment, il fait des dessins un peu raides, et pourtant c'est ce qu'on aime chez lui, parce que c’est la projection de ce qu’il est. Le style, c'est l'homme, et donc je pense qu'on peut voir à peu près qui je suis en lisant cette BD. C’est transparent.
Cet album-là est particulièrement abouti. Il représente quoi dans votre parcours d’auteur de BD ?
Pour l'instant, je suis un peu assommé, parce que j'ai fait ça un peu pris dans une espèce tourmente créative. Et puis maintenant que le bouquin est là, je le regarde et je ne vois pas bien ce que je pourrais faire derrière. C'est même un peu angoissant. Il y a des gens qui pourront sûrement faire mieux que moi, mais moi, personnellement, je vois difficilement comment je peux faire mieux, sachant qu'en plus j'ai 66 ans et qu’il faut beaucoup d'énergie pour ça.
A la fin de votre travail sur "La dernière Reine", il vous est d'ailleurs arrivé quelque chose de spécial non ?
Ah oui. J'étais sur la dernière case de la dernière page du livre, et j'ai commencé à saigner du nez. Comme ça ne s'arrêtait pas, il a fallu faire venir un hélicoptère pour m'emmener à l'hôpital pour me soigner. Et si vous regardez bien sur la version luxe en noir et blanc, vous verrez la petite tache de sang. La dernière case de la dernière page… C'est symbolique quand même, comme si le corps lâchait.
Ça veut dire qu'il faut passer à autre chose ?
Oui. J'aimerais bien écrire des textes, refaire des sculptures, peindre. J'ai d'autres histoires en tête, mais elles sont moins bonnes que La dernière Reine. Donc la question c’est : est-ce que je peux faire mieux ? Objectivement je ne pense pas. Je pourrais me dire tiens, je vais faire du Nouveau Roman en BD, je vais tout casser, faire des trucs un peu déstructurés, mais je n’aime pas ça. Je ne suis pas un formaliste, qui fait de la BD pour la forme. Je ne fais pas de la BD pour parler de BD, comme la littérature qui parle de la littérature. Pour moi la BD, c'est un art populaire. J'ai beaucoup d'admiration pour Victor Hugo, qui était lu par plein de gens. Et là c'est pareil, une grand-mère peut lire ce bouquin. Tout le monde peut lire La dernière Reine. Je me sens une responsabilité vis-à-vis des gens qui travaillent et qui paient une BD 30 balles, ce qui est beaucoup. J'ai envie qu'ils sortent de là en se disant : waouw !
C’est important pour vous de pouvoir être lu par tous, d’être accessible ?
Je pense que la BD c'est un art populaire qui peut tout dire. J'avais une grand-mère qui lisait Victor Hugo. A l'époque le peuple lisait, quand il savait lire. La mort de Jean Valjean dans les bras de Cosette, c'est génial. C'est le sommet. Tous les écrivains qui passent derrière, ils peuvent dire ce qu'ils veulent, lui il reste et les autres ils disparaissent. Ils disparaissent parce qu'ils n’ont pas touché le cœur des gens. Ce n'est pas un hasard s’il y avait trois millions de personnes aux funérailles de Victor Hugo. C’est qu’il avait dû toucher un peu la fibre quand-même, non ? Dernièrement j’ai fait une dédicace pour une dame de 75 ans, elle m'a dit : j'ai pleuré. C'est touchant ça.
"J'ai envie de raconter des histoires humaines avec des sujets qui touchent les gens."
Jean-Marc Rochetteà franceinfo Culture
Cette fois, j’y suis allé fort. Il y a l’amour, la mort et la sainteté dans le cas de cette femme, parce que Jeanne, c’est vraiment une sainte. C'est une sainte, c'est une artiste, c'est une féministe qui ne se gargarise pas avec ça, qui est libre. C'est un beau personnage, non ?
C’est votre dernier album BD ?
J'ai tout dit là-dedans. C’est comme Messner quand il a réussi l’ascension de l’Everest en solo sans oxygène, c'était terminé, il a arrêté là-dessus. Il ne faut pas revenir. Marco Siffredi qui avait gravi et descendu l'Everest, il y est retourné, et il est mort sur un autre versant. Il y a un moment où il faut savoir quand c’est fini. Et moi, avec cet album, j'ai gravi mon Everest.
"La dernière Reine", de Jean-Marc Rochette (Casterman, 240 p., 30 €)
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