BD : Loo Hui Phang, portrait d'une scénariste aventurière
Discrète, elle est assise derrière la grande baie vitrée d'une brasserie parisienne du 18e arrondissement de Paris, au pied de la Butte Montmartre, Loo Hui Phang, cheveux noirs encadrant un visage de poupée, un café entamé, concentrée sur l'écran de son ordinateur. Il lui arrive de travailler dans les cafés, dit-elle, mais le plus souvent c'est dans ce qu'elle appelle son "atelier" qu'elle œuvre, un petit studio sur cour, niché au dernier étage d'un immeuble du quartier. Loo Hui Phang écrit. Elle est scénariste. Essentiellement pour la bande dessinée, mais pas seulement.
Née au Laos en 1974, d'un père chinois et d'une mère vietnamienne, Loo Hui Phang a grandi en Normandie, où elle a fait des études de lettres modernes et de cinéma. "La BD, j'ai d'abord commencé à en lire dans les années 90's avec la naissance de la BD indépendante, avec des maisons d'édition comme L'Association, ou Cornélius. Avant ça il y avait eu les Comics, Titan, Nova, Strange, que je lisais enfant", raconte Loo Hui Phang. "A l'époque je lisais de la BD mais je n'envisageais pas d'en écrire. Pour moi le fait que la BD devienne adule, ça a été un grand choc. Avec des livres comme "Maus" (Art Spiegelman), et "L'ascension du haut Mal" (David B.)", explique Loo Hui Phang, qui aime convoquer ses références (littérature, Cinéma et BD) pour parler de son travail.
"C'est en fréquentant les gens de L'Association que j'ai senti qu'il y avait quelque chose à faire en BD"
En 1997, elle vient à Paris "pour l'aventure" et se plonge dans le milieu du cinéma indépendant, et dans celui de la BD, indépendante aussi. "J'écris depuis que je sais écrire", confie-t-elle, "Et c'est en fréquentant les gens de L'Association que j'ai senti qu'il y avait quelque chose à faire en BD. Je ne suis pas érudite dans le domaine mais j'avais envie de tenter des choses, et mes lacunes je les ai comblées avec ce que j'aime et que je connais mieux, la littérature et le cinéma. Pour mon premier album, "Panorama" (Atrabile, 2004), j'ai tiré la BD vers ce que je connais mieux, comme le nouveau roman avec Duras, ou l'écrivain japonais Edogawa Rampo en littérature, et Lynch, Tsai Ming Liang, Cronenberg ou Ozu pour le cinéma", poursuit-elle. Depuis elle ne s'est jamais arrêtée d'écrire pour la BD.Ce printemps, elle signe les scénarios de deux albums. Deux romans graphiques de genres très différents, mais traversés par les mêmes thèmes. Des sujets qui l'intéressent jusqu'à l'obsession : le corps, le désir, les fantômes, la mort. Le premier, "L'odeur des garçons affamés" (Casterman), est un western revisité, somptueusement mis en images par Frederik Peeters, les aventures au lendemain de la guerre de Sécession d'une expédition dans le Grand Ouest américain, diligentée par le gouvernement, et composée de trois hommes : l'ingénieur Stingley, qui rêve de fonder sur ces terres vierges un monde nouveau et parfait, débarrassé des Indiens, ces "tribus autochtones qui font partie du paysage, au même titre que les cailloux et la boue", Oscar Forrest, un séduisant photographe au passé trouble, et Milton, un tout jeune homme androgyne.
"Le western est un genre très hétéro normé, j'avais envie de le pervertir"
"J'aime beaucoup prendre un genre et m'interroger sur ce que c'est, quels sont ses codes", explique la scénariste, qui avait déjà fait cette expérience avec l'univers des Comics et des super-héros dans "Prestige de l'uniforme" (Dupuis). "Pour le western, si on résume, c'est une histoire de la virilité en milieu hostile, avec des marqueurs comme les cowboys, les chevaux, les revolvers et les grands espaces. Frederick Peeters m'avait demandé d'écrire pour lui. Je lui ai proposé trois histoires dont un western avec une histoire d'homosexualité. Il a choisi cette histoire", explique la scénariste. "L'ambiguïté sexuelle, la question du genre, la porosité entre les genres, les frottements, ça m'intéresse", poursuit-elle. "Le western est un genre très hétéro normé, j'avais envie de le twister, de le pervertir. Même si en fait l'homosexualité est présente de manière sous-jacente dans les westerns classiques des années 60".Loo Hui Phang aime bousculer les genres, et surtout explorer des champs nouveaux. "Je n'aime pas faire deux fois la même chose. Et Frederik Peeters non plus. Il avait déjà abordé le western ("Les miettes", scénario Ibn Al Rabin, Drozophile, 2001), mais c'était une parodie. Mon projet était un western au premier degré, sans ironie. Et il avait bien envie de dessiner des chevaux des carrioles, des grands espaces", raconte Loo Hui Phang.
"J'écris toujours pour quelqu'un précisément. Et je me demande comment le texte va aller avec les dessins, et vers où je peux emmener le dessinateur", explique-t-elle. "Je n'aurais pas pu réussir ça avec beaucoup de dessinateurs. Je savais que je pouvais aller dans une complexité des relations bizarres. Il fallait un dessin qui transpire la sensualité. Faire passer les choses sans les mots, c'était assez complexe. Il fallait que les deux personnages soient beaux, qu'ils attirent autant les hommes que les femmes pour que le lecteur puisse comprendre ce qui se passe entre eux. Dessiner des grands espaces, des chevaux, beaucoup de dessinateurs en sont capables, mais le désir, ce n'est pas simple", insiste la scénariste.
PLANCHE COMMENTÉE ("L'odeur des garçons affamés", page 60)
Dans "l'odeur des garçons affamés", il y a aussi des fantômes. "J'ai grandi avec les histoires de mon père qui a rencontré des fantômes au Laos. J'y croyais puisqu'il les avait rencontrés. C'est ce qui a fait que j'ai un rapport avec le réel ambigu. Un rapport à l'invisible, aux fantômes, même si j'ai aussi hérité de la culture européenne, rationaliste. Je suis entre les deux. Et j'aime ces histoires très oniriques, fantasmatiques", confie l'auteure. "Dans le western, il y a tout cela par le biais des Indiens. Je n'ai pas voulu trop me documenter sur la question, pour ne pas trop marquer et laisser les choses ouvertes à un imaginaire abstrait pour que tout le monde puisse se projeter", explique-t-elle.Le sexe en bandes dessinées en BD, en littérature ou au cinéma, c'est une matière explosive"
Pour le reste, Loo Hui Phang nourrit son écriture de ses lectures, d'expositions. "Je me suis documentée sur ces grandes expéditions du début du XIXe siècle. Le personnage d'Oscar, le photographe, est apparu en voyant deux expositions de photos, l'une au Musée d'art américain de Giverny (Visions de l'ouest, photographies de l'exploration américaine 1860-1880) et en même temps à peu près j'ai vu une exposition à la MEP à Paris (Maison européenne de la photographie) sur photographie Spirite. C'est comme ça qu'est née l'idée d'une expédition avec un photographe escroc en cavale", raconte Loo Hui Phang, qui aime aussi laisser certaines choses de ses histoires dans l'ombre, "Il ya toujours des choses cachées, la partie immergée de l'iceberg, que j'aime faire juste affleurer, mais je veux laisser une place pour que le lecteur imagine, je crois que c'est comme ça qu'il peut investir l'histoire", souligne la scénariste.
Le mythe de la femme vampire
"Nuages et pluies", le 2eme album que publie Loo Hui Phang (le 11 mai aux éditions Futuropolis), est d'un tout autre genre, mais il explore aussi les thèmes de l'amour, du désir, et du capitalisme. L'histoire se déroule dans l'Indochine des années 20. Un soldat allemand, Werner, a perdu son ami qui s'est sacrifié pour lui pendant les combats. Après avoir erré quelques temps, il se fait engager dans une étrange usine déshumanisée, où l'on fabrique des centaines d'objets chaque jour, où les employés, des zombies sans regard, dorment alignés dans des dortoirs vétustes. Werner est logé à part, dans un ancien appentis à l'écart de l'usine, non loin de la rivière qui sépare cet univers concentrationnaire du monde des "maîtres". Une nuit, Werner entend un chant qui l'attire. Il finit par aller à la rencontre d'une femme étrange aux pieds bandés, qui lui offre son corps. Il tombe amoureux, mais la femme est une dévoreuse d'hommes… Une atmosphère fantastique mise en scène par les images fortes de Philippe Dupuis."Les histoires de femmes vampires, c'est un genre érotique et fantastique très présent dans la culture chinoise", explique Loo Hui Phang. "C'est une figure mythologique de femme très sensuelle et vampirique, qui aspire l'énergie vitale de ses amants pour rester jeune et belle", raconte Loo Hui Phang. "Les deux livres parlent du capitalisme et de l'avidité, d'une société vouée à la production. Pour cet album, j'avais envie d'écrire une histoire sensuelle et fantastique qui se passe dans l'Indochine des années 20 et revisiter le genre en y ajoutant une dimension politique, concentrationnaire. J'ai beaucoup pensé à "Metropolis" de Fritz Lang, aux camps de concentration". Un thème qui l'intéresse parce qu'il fait partie de son histoire familiale, dit-elle. "Nuages et pluie" est une représentation très noire du capitalisme, "les hommes qui travaillent dans l'usine sont des zombies, vidés de leur vie. C'est la vision que j'ai du capitalisme, qui n'est pas très optimiste en effet", souligne la scénariste.
PLANCHE COMMENTÉE ("Nuages et pluie", page 61)
"C'est noir aussi dans l'image de la passion, mais même si c'est triste, à la fin Werner est vivant et même si rien n'est possible avec cette femme, elle lui donne quand même quelque chose qui sera bon pour d'autres amours. Ce livre est une réflexion sur ce qui différencie l'amour et le désir. Le désir sans amour est une chose mécanique et destructrice, qui rejoint l'avidité ou la consommation. Lui est amoureux de la femme et elle le consomme. C'est la figure mythologique de la femme vampire", explique la scénariste. Comme dans "L'odeur des garçons affamés", la sexualité et le désir sont au centre de "Nuages et pluies".On est dans un univers industriel de production de masse qui rappelle l'univers concentrationnaire"
"La sexualité est un sujet qui m'intéresse. La sexualité et la mort. C'est l'éternel Eros et Thanatos. La mort, la guerre, ce sont des choses qui sont en moi parce que c'est une partie de mon histoire familiale, mais comme je n'ai pas un rapport complaisant avec la souffrance, ou avec la noirceur, alors je préfère parler du désir. Parce qu'au-delà du sexe il y a le désir, et le désir, c'est ce qui nous fait vivre, et pour moi c'est la plus belle chose qui soit. Ce qui m'intéresse, c'est de voir comment cette question est traitée, d'observer quelle est sa représentation dans la littérature, ou au cinéma", confie Loo Hui Phang.
"Quand j'étais enfant, j'avais le droit de regarder des films le soir avec mes parents. Des films pour adultes donc. Et quand il y avait une scène d'amour, ma mère me mettait les mains devant les yeux", se souvient Loo Hui Phang, "donc je manquais une partie du film. Cela me permettait d'ailleurs de savoir si cette scène était décorative, ou bien si elle avait un sens d'un point de vue dramaturgique. Alors c'est peut-être pour cela que cette question m'intéresse autant. Une sorte de vengeance en allant voir ce que l'on a voulu me cacher", poursuit-elle.
Dans "Nuages et pluie", les scènes d'amour, très crues, font penser aux estampes érotiques japonaises. "Elles nous ont inspirées. Ce sont des images très directes, mais il y a une élégance, avec une grande délicatesse dans le dessin", explique la scénariste. "C'est un vrai enjeu artistique", insiste-t-elle.
"J'aime penser que l'on peut se perdre"
"Je n'aime pas faire deux fois la même chose. Quand j'écris je fais d'abord tout le travail préparatoire de documentation, je me nourris. Je travaille sur la conceptualisation, c'est très important pour moi de réfléchir à la forme et au fond, mais ensuite quand arrive le moment d'écrire, je referme tout. Je digère. J'oublie tout et je me laisse guider par l'intuition. C'est un peu comme préparer un voyage; Je lis plein de guides, je boucle ma valise, et au moment de partir, c'est balade les mains dans les poches, et si possible, se perdre. Si on contrôle tout, alors on applique un plan d'exécution, , on ne fait plus que reproduire ce que l'on sait faire, et c'est ennuyeux à faire, et il n'y a plus de surprises, et donc c'est ennuyeux à faire pour moi, et donc ça a de grande chance d'être aussi ennuyeux pour le lecteur. J'aime penser que l'on peut se perdre, changer de piste en cours de route …" conclut-elle.L'odeur des garçons affamés, Loo Hui Phang, Frederik Peeters (Casterman - 112 pages couleurs - 18,95 euros)
Nuages et pluie, Loo Hui Phang et Philippe Dupuy (Futuropolis - 144 pages couleurs - 21,50 euros - Sortie le 11 mai)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.