Corinne Maier : "J'ai beaucoup appris en écrivant pour la BD"
Corinne Maier signe cet automne le scénario de deux albums de bandes dessinées. Le premier est une très réussie biographie d'Albert Einstein, la troisième "biographie dessinée" signée avec Anne Simon après "Freud" et "Marx" chez Dargaud. On y découvre la vie extraordinaire de ce génie du XXe siècle, son enfance d'élève moyen (l'un de ses profs lui avait prédit : "Vous n'irez pas loin dans la vie mon garçon"), ses premières passions pour les maths et la géométrie, son insatiable curiosité, son mauvais caractère et son goût précoce pour les jolies femmes... Cette vraie fausse autobiographie (c'est Einstein qui parle à la première personne) nous présente avec humour et intelligence les différentes facettes de ce personnage hors du commun, dont la vie et les travaux ont été au cœur des problématiques essentielles du XXe siècle.Un numéro très réussi de cette série de biographies en images, avec une Anne Simon très inspirée par ce personnage plein de fantaisie et de paradoxes.
Le deuxième album, "Ma vie est un best-seller" (Casterman) est librement inspiré de la vie de Corinne Maier et de son expérience comme salariée dans une grande entreprise, qui a conduit à l'écriture de "Bonjour paresse" (Michalon, 2004, traduit dans une vingtaine de langues, vendu à 300 000 exemplaires). C'est Aurélia Aurita, l'auteur de "Fraise et Chocolat" (un très gros succès en librairie aussi), qui l'a mis en cases et bulles. On y découvre le quotidien d'une salariée mal dans sa grande entreprise, où le management habillé d'un jargon abscons noie les employés dans une vie de bureau absurde. Corinne se met à écrire un roman pour raconter son quotidien. Publié par un petit éditeur, le livre fait un carton, et emporte son auteure dans un tourbillon médiatique inattendu. "Ma vie est un best-seller" est une peinture mordante de la vie en entreprise, mais aussi du monde de l'édition, et des médias. Personne n'est épargné par la plume acérées des ses deux auteures. Un album graphiquement moins inventif qu'"Einstein", mais habilement construit (presque comme un documentaire), qui offre un regard éclairant sur la société contemporaine.
Corinne Maier, auteure touche à tout d'ouvrages de non-fiction (elle n'a jamais écrit de romans), nous explique pourquoi elle a trouvé dans la BD un mode d'expression qui l'enchante.
INTERVIEW
Deux albums d'un coup, vous vous lancez sérieusement dans la BD là non ?
Il faut croire… J'ai eu beaucoup de chance grâce à Pauline Mermet (éditrice chez Dargaud) qui est venue me chercher pour faire "Freud" (Dargaud, 2011). Et ça s'est bien passé. En BD, ce que je trouve intéressant, c'est l'articulation entre le texte et l'image. C'est un moyen d'expression pour montrer des choses, une narration qui permet les ellipses. En fait c'est une manière de faire du cinéma sans la lourdeur qui l'accompagne (l'équipe, le plateau, la production etc.) Avec la BD on fait de la mise en scène en s'amusant. L'intérêt aussi c'est que l'on travaille à plusieurs. On échange avec le dessinateur, l'éditeur, c'est un travail collectif, c'est mieux que d'être seul chez soi.
Comment avez-vous travaillé avec Anne Simon sur "Einstein" et sur les autres biographies déjà publiées (Freud et Marx) ?
D'abord j'écris tout le scénario d'un seul jet. Puis ensuite on discute avec la dessinatrice Anne Simon, et avec l'éditrice Pauline Mermet. On échange toutes les trois. Après cet échange, je réécris en fonction de ce qu'elles me disent. Et ensuite Anne Simon commence à dessiner. Parfois ça ne passe pas, alors nous avons de nouveaux des échanges avec Anne. On discute sur chaque case. C'est là qu'on se rend compte que les moyens de communication modernes sont très pratiques ! Au départ, je livre le texte sous forme de scénario, avec des indications sur les représentations et sur les décors, et ensuite Anne modifie ou propose si cela ne lui plaît pas. Et c'est elle qui a le dernier mot. Mais à l'origine, j'imagine tout. Au début c'était pas gagné ! Anne Simon était très réticente. Elle traînait les pieds pour travailler avec moi, il a fallu la séduire ! Mais finalement ça a très bien marché !
Dans la biographie d'Einstein, les images enrichissent beaucoup le texte, et donnent une grande place à la fantaisie… Cela fonctionne très bien.
L'idée de cette série justement, c'est ça : décoller de la vulgarisation traditionnelle. Nous ne sommes pas profs et donc nous pouvons nous amuser ! Nous voulons faire quelque chose d'inspiré, d'onirique, tout en respectant la vérité historique. Il ne faut pas oublier que la vie de ces personnalités (Einstein, Freud, Marx) a été une épopée. Nous voulons montrer que ces génies qui réinventent le monde sont fous, pas au sens clinique, mais qu'ils vivent dans une autre dimension. Ce sont des enchanteurs ! On atteint en leur compagnie une forme de poésie. Et puis aussi c'est intéressant de pointer les paradoxes. Ce sont des être humains et c'est marrant de montrer les rapports d'Einstein avec la vie quotidienne, avec les femmes… Mais tout est vrai ! Nous sommes sérieuses et très attachées à la vérité historique. Nous avons beaucoup lu sur Einstein, des biographies notamment, et nous nous sommes aussi beaucoup servi de vraies citations. En plus, Einstein se prête particulièrement bien au dessin d'Anne je trouve…
Ecrire pour la BD c'est difficile ?
C'est différent de ce que j'avais fait jusque là. Mais j'aime bien justement faire autre chose. Il faut essayer, et si on échoue, recommencer. Et c'est tout l'intérêt de la BD, quand c'est raté, on peut écouter ce que disent les autres, et on peut recommencer. J'ai appris beaucoup avec Aurélia Aurita, sur le découpage, la manière de dérouler une histoire.
"Ma vie est un best-seller" est une autofiction, pourquoi avez-vous choisi de la raconter en BD ?
C'était une histoire qui me paraissait intéressante parce que c'est à la fois une histoire personnelle, et qu'en même temps elle traverse différents champs de la société. Je me demandais quoi faire de cette histoire, et comment la raconter. Et je me suis dit que la BD serait une manière d'y entrer de façon visuelle. Entrer dans le monde de l'entreprise, dans le monde des médias, des studios et surtout dans les coulisses, où il est difficile de rentrer habituellement. C'est très difficile de montrer une entreprise de l'intérieur. Souvent les grandes entreprises refusent de laisser entrer une caméra par exemple. Faire un film aurait été aussi une bonne manière, mais le cinéma, ça me fait très peur : le travail pour convaincre les producteurs, les années que ça prend de monter un projet… j'aurais jamais eu la patience d'attendre… Alors je me suis dit que la BD c'était pas mal…
Comment avez-vous travaillé avec Aurélia Aurita ?
J'ai rencontré Aurélia Aurita chez Casterman, qui a lu le scénario, et le lendemain elle m'a envoyé un très long mail pour me dire que l'histoire était bien mais que tout était à refaire ! J'étais un peu interloquée mais finalement j'ai trouvé ça formidable je l'ai laissée faire ! C'est quelqu'un de très déterminé et de très talentueux. J'ai tout repris et j'ai trouvé ça intéressant d'être dans un processus d'initiation à l'écriture pour raconter une histoire qui était aussi une initiation à l'écriture ("Bonjour paresse"). Aurélia Aurita est très directive et j'ai fait tout ce qu'elle me disait de faire. Et je trouve qu'elle a eu de très belles idées de représentations, comme celle de la feuille, au début de l'album, comme figure du destin du personnage et aussi cette idée de couleur pour pointer ce qui représente les espaces de liberté dans l'univers gris de l'entreprise.
"Ma vie est un best-seller" est presque une BD documentaire non ?
Oui, c'est une histoire concrète, une histoire d'aujourd'hui. Et c'est ce qui m'intéresse. Pour moi qui viens de la non-fiction, c'est une manière de sortir de ce que je sais faire. J'ai exploré presque toutes les formes possibles de non-fiction, ouvrages de vulgarisation, pamphlets, manuels. Et les deux BD sont très différentes et ça me fait plaisir car pour moi c'est un tout. Cela poursuit des choses que je fais depuis très longtemps. Ecrire pour la BD, ça a été une très bonne école. Je ne sais pas ce que je ferai de tout ça ensuite, mais j'ai beaucoup appris.
Un roman peut-être ?
C'est marrant parce que pour beaucoup de gens, tant que l'on n'a pas écrit de roman on n'est pas considéré comme un "vrai" écrivain, comme si le roman était la forme ultime. On est un OVNI, quelqu'un qui fait des trucs pas répertoriés. Alors là en plus avec la BD c'est complet ! Je suis un non-écrivain. Non mais j'adore les romans, j'en lis et j'en relis depuis l'enfance et peut-être que j'en écrirai un jour, mais il y a aujourd'hui tellement de romans inutiles ! Avec des histoires pas intéressantes, ou alors si peu personnelles. Donc pour moi, le roman n'est pas un but en soi. Par contre, si d'autres projets BD se présentent, je me jette dessus !
Est-ce que vous lisez de la BD ?
Je n'avais pas lu de BD depuis l'adolescence. Je me suis mise à en relire quand je m'y suis mise moi-même. Pauline Mermet, l'éditrice de Dargaud qui est venue me chercher pour faire Freud m'a fait une liste de lecture. Et je me suis rendu compte que la BD touche beaucoup à des problématiques d'aujourd'hui. Donc depuis quelques années j'en ai beaucoup lu, j'ai rattrapé les wagons et je lis beaucoup de choses très intéressantes.
La dernière BD qui vous a marquée ?
"Trop n'est pas assez", d'Ulli Lust, j'ai trouvé ça hyper intéressant. Cela en dit beaucoup sur les dérives que l'on peut connaître à 20 ans, sur la jeunesse et sur la féminité. C'est vraiment remarquable !
Einstein Corinne Maier et Anne Simon (Dargaud - 64 pages - 22,50 euros)
Ma vie est un best-seller Corinne Maier et Aurélia Aurita (Casterman - 104 pages - 17 euros)
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