Dans "La Chiâle", Claire Braud fait le récit en bande dessinée d'un effondrement intime face aux horreurs du monde
"C'était comme si le chagrin du monde avait choisi de s'écouler par ces yeux-là". C'est une BD hors normes, qui ne laisse pas indifférent, que propose l'autrice et dessinatrice Claire Braud avec La Chiâle, un roman graphique "mal aimable", comme le décrit Marie Darrieussecq en préface. C'est le récit d'un effondrement psychique, quand l'accumulation de déceptions, de tristesse et de terreur fait céder les digues et que les larmes se déversent à flots, en fontaine, puis en torrents, et en tempête dévastatrice.
Lorsque son amoureux la retrouve à son retour d'un pays lointain, Carilé est décomposée. Elle va visiblement mal, très mal. Qu'il évoque le pays d'où elle vient et elle est prise d'une violente montée d'angoisse. Qu'elle croise un militaire en armes et elle va aussitôt se cacher derrière un arbre, terrifiée.
Que s'est-il passé ? Au départ, le lecteur est dans le brouillard. Il va s'éclaircir au fil du récit, à coups de flash-back, mêlant fantasmes et réalité, et les pièces du puzzle se mettre doucement en place. Un récit "de fiction" qui sent méchamment le vécu, à commencer par l'anagramme de Claire, le prénom de l'autrice, que porte l'héroïne de l'histoire, Carilé.
Quand les fragiles fondations lâchent
Il y a d'abord le paysage lumineux de l'enfance qui disparaît. Ses parents vendent la ferme familiale où se tissèrent longtemps des liens d'amour avec les animaux et l'univers tout entier. Puis c'est le frère, frappé d'une maladie incurable. Les attentats du 13 novembre à Paris qui la traumatisent. Jusque-là, l'hypersensible Carilé, dessinatrice et flûtiste, tient bon, vaille que vaille. Mais les fondations sont fragiles.
Tout bascule lorsqu'elle accompagne une équipe de journalistes pour un projet de documentaire au Sri Lanka. Il s'agit d'enquêter sur le massacre de Mullivaikkal durant les derniers temps de la guerre civile. Cela ne vous dit rien ? En 2009, il y eut pourtant entre 40 000 et 70 000 morts tamouls, dont de très nombreux civils, piégés sur une minuscule bande de terre, décrétée supposément "zone de sécurité".
Au cœur du malaise de Carilé, et du roman graphique, il y a le témoignage d'une jeune femme. Cette survivante évoque une scène d'horreur inouïe. Il y est question de "bouillie de corps" et de gaz phosphore. Les images que ce témoignage convoque ouvrent une béance chez Carilé, hébétée, abasourdie, sous le choc. Saisie d'effroi et inconsolable face à l'inhumanité de l'humanité, elle perd pied. Impossible pour elle de tenir à distance le cauchemar, de maintenir plus longtemps le masque social. Elle se transforme en fontaine de pleurs, intarissable.
Claire Braud dessine ces métamorphoses intimes, les résonances des événements entre eux et les sentiments de Carilé, sans filtre aucun. Son dessin, très singulier, passe de la beauté à la monstruosité, ne reculant ni devant le grotesque ni devant la violence et le dégoût absolu que lui inspirent les auteurs de ces atrocités. Les cases, de couleurs vives, n'ont pourtant rien de lugubre. Le plus extraordinaire dans cette BD dérangeante, c'est que Claire Braud fait aussi preuve de beaucoup d'humour pour faire passer ce tsunami de douleur auprès du lecteur.
Dans La Chiâle, une BD singulière et ultra personnelle, l'autrice et dessinatrice parle sans le savoir à tous les empathiques qu'affectent, à des degrés divers, les cauchemars que vivent leurs semblables à l'autre bout de la planète, et les horreurs du monde sur lesquelles ils n'ont pas de prise, ou si peu. Son livre bouscule et interroge longtemps après l'avoir refermé.
"La Chiâle" de Claire Braud (Les Ondes Marcinelle, Dupuis, 29,90 euros)
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