Dessins "pédopornographiques", "apologie de l'inceste"... Pourquoi certaines BD de Bastien Vivès font l'objet d'un débat sur leur conformité à la loi
Depuis la parution de cet article, deux associations ont déposé plainte pour "diffusion d'images pédopornographiques" visant Bastien Vivès et les maisons d'édition qui ont publié trois de ses ouvrages, Les Melons de la colère, Petit Paul et La Décharge mentale .
L'exposition "Dans les yeux de Bastien Vivès" devait être programmée fin janvier au festival international de la bande dessinée d'Angoulême (Charente). La direction du plus grand rendez-vous annuel de la BD l'a finalement annulée, mercredi 14 décembre , en raison de "menaces physiques proférées" contre le dessinateur, au cœur d'une polémique depuis plusieurs jours. Cette déprogrammation était réclamée dans deux pétitions lancées en ligne, l'une par des étudiants du Mouvement "Ecoles d'art en danger" à Angoulême, l'autre par Arnaud Gallais, cofondateur du mouvement contre la pédocriminalité BeBrave France. Cette seconde pétition, qui avait recueilli plus de 110 000 signatures, dénonce "la banalisation et l'apologie de l'inceste et de la pédocriminalité" faites par l'auteur, ainsi que "ses ouvrages et ses propos dangereux".
Car Bastien Vivès a multiplié les déclarations provocantes sur le sujet. "Moi déjà, l'inceste ça m'excite à mort. Pas celui de la vraie vie, mais celui raconté, je trouve ça génial", déclarait-il notamment en 2017, dans une vidéo sur le site du magazine féminin Madmoizelle, retirée depuis. Des propos tenus alors que certaines de ses bandes dessinées, comme Les Melons de la colère (2011) où une adolescente est violée, et La Décharge mentale (2018), montrent des relations sexuelles entre mineurs et majeurs, avec parfois des sous-entendus incestueux. Jeudi 15 décembre, l'auteur a présenté ses excuses pour ses propos les plus virulents.
La représentation pornographique d'un mineur interdite
"L'œuvre de Bastien Vivès, dans son ensemble, relève de la liberté d'expression et il revient à la loi de tracer les frontières dans ce domaine et à la justice de les faire respecter", considèrent les dirigeants du festival d'Angoulême dans le communiqué annonçant l'annulation de l'exposition. Le dessinateur de 38 ans a 17 romans graphiques à son actif, dont Le Goût du chlore et Polina, primés au niveau international, ainsi que la série de mangas Lastman ou encore la reprise du personnage de Corto Maltese dans Océan noir.
Mais en 2018, Bastien Vivès publie Petit Paul et il est alors accusé de promouvoir la pédopornographie. A l'époque, deux enseignes, Cultura et Gibert Joseph, décident de cesser de vendre cette BD. L'album, commercialisé avec le blister "ouvrage à caractère pornographique", a pour héros un jeune garçon doté d'un pénis démesuré, convoité par des adultes qui lui imposent des relations sexuelles.
Ce contenu est-il illégal ? Selon des avocates interrogées par franceinfo, certaines images pourraient l'être, car la loi interdit la représentation pornographique d'un mineur. En effet, selon l'article 227-23 du Code pénal, "le fait, en vue de sa diffusion, de fixer, d'enregistrer ou de transmettre l'image ou la représentation d'un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende". Pour la secrétaire d'Etat chargée de l'Enfance, Charlotte Caubel, magistrate de profession, "le Code pénal est très clair". "Il m'apparaît qu'un certain nombre de dessins de cet humoriste (sic) relèvent de la loi. C'est à la justice de se prononcer pour qualifier les faits", a-t-elle expliqué au micro de franceinfo, jeudi soir, alors qu'elle était interrogée sur l'affaire Bastien Vivès.
Un signalement classé sans suite en 2018
Encore faut-il que l'affaire soit portée en justice. Un procureur peut décider de poursuivre, ou non, une personne soupçonnée d'avoir commis une infraction, ou bien être saisi, à la suite d'une plainte, par exemple d'une association, ou bien d'un signalement. Dans son interview, Charlotte Caubel affirme que "la justice a d'ailleurs été déjà saisie d'une plainte" en 2018, mais son entourage, contacté par franceinfo, ne donne pas davantage de précisions.
Selon nos informations, un citoyen a bien écrit au procureur de Paris fin septembre 2018, peu après la parution de Petit Paul. Dans ce courrier, que franceinfo a consulté, ce Parisien signale que la BD contient "des scènes de sexe explicite entre un garçon de 10 ans et des adultes, ce qui semble correspondre à la définition donnée par l'article 227-23 du Code pénal". L'auteur du signalement, qui affirme "avoir connu personnellement des victimes d'inceste", se dit notamment préoccupé "par la possible utilisation de ce matériel pédopornographique par des agresseurs, dans le but de convaincre l'enfant que la pédocriminalité, c'est bien, c'est normal, c'est 'fun'". Ce signalement a été classé sans suite, le 7 février 2019, au motif de l'"absence d'infraction", a appris franceinfo auprès du parquet de Nanterre, compétent pour le traiter.
"La censure contraire à la liberté artistique"
Cependant, des dessins peuvent bel et bien être considérés comme des images pédopornographiques, d'après un arrêt de la Cour de cassation du 12 septembre 2007. "Les images non réelles représentant un mineur imaginaire, telles que des dessins ou des images résultant de la transformation d'une image réelle, entrent dans les prévisions" de l'article 227-23 du Code pénal, écrivent les magistrats de la chambre criminelle, qui devaient statuer sur le pourvoi de trois personnes condamnées pour la diffusion d'un manga contenant des représentations pornographiques de mineurs.
"La jurisprudence est très diverse sur le sujet", estime toutefois A gnès Tricoire, avocate à la cour de Paris et déléguée de l'Observatoire de la liberté de création. D'après elle, si l'article 227-23 du Code pénal mentionne bien les termes "représentation d'un mineur", pour une œuvre artistique, son interprétation doit se faire en tenant compte de sa dimension fictionnelle et des intentions de l'auteur. Toute restriction doit être "proportionnée", en fonction des intérêts à protéger, au regard de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme , qui protège la liberté d'expression.
De son côté, Emelyne Chevrier, avocate spécialisée dans les violences sexuelles sur mineurs et partenaire de l'association l'Ange bleu, garde en mémoire l'affaire d'un homme condamné à 18 mois de prison avec sursis, assortis d'une obligation de soins, pour détention d'images pédopornographiques, qu'elle avait défendu en 2018. L'année suivante, en appel, sa peine a été allégée à 10 mois de prison avec sursis. "Il possédait chez lui des mangas avec des images pédopornographiques, pourtant vendus à la Fnac, et un journal intime à caractère pédophile. Ses écrits restaient de l'ordre du fantasme : ce qui a été jugé, c'est le potentiel de dangerosité", regrette cette avocate.
Dans l'affaire Bastien Vivès, elle estime que "la censure serait inefficace, inutile et contraire à la liberté artistique" mais, surtout, "sans aucun intérêt pour la protection des mineurs". "La seule chose qui protège les enfants, c'est les informer sur la réalité du monde qui nous entoure", souligne-t-elle.
"Un problème de juste équilibre"
"Il faut rappeler les grands principes qui obligent à articuler les différents intérêts à protéger", avance pour sa part Agnès Tricoire. Elle renvoie à la loi du 7 juillet 2016, qui mentionne noir sur blanc que "la création artistique est libre", tout comme sa "diffusion", "dans le respect des principes encadrant la liberté d'expression". "L'exposition qui a été déprogrammée ne devait pas montrer les dessins contestés. Et si la libre critique est également un droit fondamental, qu'il faut protéger, la demande de déprogrammation, surtout si elle s'accompagne de menaces, pose aussi un problème légal", résume-t-elle.
Le débat resurgit régulièrement. Mais cette fois, il a lieu dans le sillage du mouvement #MeTooInceste et d'une libération de la parole autour de ce tabou. "La société est en train de prendre conscience de la réalité des violences sexuelles faites aux enfants", observe le juge Edouard Durand, qui copréside la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), interrogé par Mediapart sur la polémique autour de Bastien Vivès.
L'auteur revendique "un genre burlesque humoristique"
"La liberté d'expression et de création artistique est à préserver, mais c'est un problème de juste équilibre dans une période où l'on prend conscience de faits longtemps tus, une ère où toute ambiguïté est malvenue", abonde Céline Astolfe. Avocate spécialisée en droit de la presse, elle représente également la Fondation pour l'Enfance, qui annonce, vendredi, se laisser "la possibilité de se constituer partie civile", "sous réserve des procédures éventuellement existantes". Elle considère qu'il faut "examiner juridiquement les images de Bastien Vivès, puis investiguer sur les réelles motivations de l'artiste".
Ce dernier a justement pris la plume, jeudi, pour "condamner la pédocriminalité, ainsi que son apologie et sa banalisation". "Je condamne la culture du viol et les violences faites aux femmes. Je tiens à exprimer ma solidarité sincère envers les victimes d'inceste et de tout autre abus sexuel. En aucun cas mes livres ne doivent être lus sous le prisme de la complaisance envers ces crimes", écrit-il aussi dans un post Instagram. Le dessinateur en profite pour expliciter le sens de ses bandes dessinées : "La plupart de mes livres évoquent la naissance du sentiment amoureux et du désir." Pour ses quatre ouvrages pornographiques, il revendique "un genre burlesque humoristique". "Ce ton provocateur, il m'est arrivé de le reprendre parfois, de manière maladroite, dans mes interviews", reconnaît-il, avant de présenter ses excuses "aux victimes de crimes et abus sexuels" qui ont pu être blessées par ses propos.
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