Exposition "Knock Outsider Komiks" : le mariage heureux de la BD et de l'Art Brut à Angoulême
Marcel Schmitz se tient au centre. Silhouette ramassée dont s'échappe un sourire persistant, petits yeux aigus sous ses épaisses lunettes. Il est là, campé au milieu des buildings, hélicoptères, piscines, musées, défilés de dames, bus, trains, animaux, Saint-Nicolas, le pape et des madones...
"Il y a un bateau. Il y a la mer. Il y a Vasarely. Il y a la tour de Pise", dit-il, mots lancés comme des salves, avec cette voix qui vient du dedans. "FranDisco", c'est son œuvre, sa ville, construite au fil du temps, en carton recouvert de solide scotch. Des façades dessinées à grands traits. Des toiles brodées. Marcel Schmitz est artiste, et trisomique. "C'est ma chose", dit-il en parlant des villes, passionné depuis toujours d'architecture.
Jamais très loin de lui, Thierry, longue silhouette en gratte-ciel. Ils se parlent sans arrêt. Jeu de questions réponses, de rigolades, de rebuffades. Thierry Van Hasselt est auteur de BD et fondateur des éditions Frémok. Il s'est emparé de la ville de Marcel et ensemble, ils ont fait un album "Vivre à FranDisco", qui figure dans la compétition officielle 2017 à Angoulême. "Et on est fiers", souffle Anne-Françoise Rouche, responsable de la "S" Grand-Atelier, le lieu où tout a commencé.
La "S" Grand Atelier, un lieu de création pour les handicapés mentaux
Cette institution est installée à Vielsalm, un petit village des Ardennes belges. Elle accueille des artistes mentalement déficients, et a vu le jour en 1992, d'abord sous la forme d'un petit atelier de peinture dans un foyer d'accueil pour handicapés. Puis très vite le projet s'est déployé. "On a décidé de sortir du village, pour nourrir le projet", explique Anne-Françoise Rouche. "Et au même moment, le service militaire a été supprimé en Belgique, alors on a récupéré la caserne du village. Du coup on s'est retrouvés avec un immense espace", poursuit-elle. En 2005, l'institution démarre les premières résidences avec des artistes invités à venir travailler avec les artistes de la "S" et ouvre un espace d'exposition et une salle de théâtre."C'est à ce moment-là qu'on a mis en place notre politique de mixité. Le fait de vivre dans une structure met des obstacles dans la vie des personnes handicapées mentales", explique Anne-Françoise Rouche. "Dans leur vie, le choix est inexistant. On choisit tout pour eux à leur place. L'idée d'inviter des artistes, de proposer des rencontres, de les confronter à d'autres artistes, c'est très important dans leur construction identitaire", poursuit-elle.
"Et puis nous nous sommes heurtés aussi à nos limites d'animateurs au niveau des ateliers. C'était important d'ouvrir le lieu, parce que les personnes handicapées ne sont pas habitués à faire des choix, et donc elles auraient pu continuer à faire les mêmes choses pendant 30 ans. Il y avait une nécessité à se nourrir de l'extérieur", insiste Anne-Françoise Rouche. "J'ai toujours défendu ce projet autant sur le plan humain que sur le plan artistique. Pour moi, c'est indissociable. C'est un projet qui se nourrit d'une réflexion sur l'humanité", souligne-t-elle.
Aujourd'hui une cinquantaine de personnes fréquentent l'atelier, "Tous ne sont pas des artistes", explique-t-elle, "mais on accueille tout le monde sans restriction. Si quelqu'un veut venir juste une après-midi pour se détendre, ou parce que ça lui fait du bien, il est le bienvenu. Une vingtaine d'entre eux néanmoins sont vraiment investis dans des projets artistiques", précise-t-elle.
L'arrivée de la BD à la "S" Grand-Atelier
En observant ce qui se passait dans l'atelier de gravure, Anne-Françoise Rouche remarque un certain cousinage avec des publications BD du collectif Frémok, qu'elle suit depuis les débuts. "Mais quand j'ai parlé de BD, on m'a dit, la BD c'est pas pour les handicapés mentaux. Il faut faire un travail d'intellectualisation qui n'est pas possible", se souvient-elle. "Le genre de truc qu'il ne faut pas me dire". Elle prend alors contact avec Thierry Van Hasselt, des éditions Frémok et tente de le convaincre. "Au début, on était un peu réticents. On s'est dit : encore un projet 'socio culturel'. Si c'est juste pour faire une bonne action, bof. Et il faut bien avouer aussi que l'idée de se retrouver enfermés avec 50 handicapés mentaux, c'était un peu inquiétant…", se souvient Thierry Van Hasselt.Mais Anne-Françoise Rouche est "insistante", et elle finit par le convaincre. "Et puis on a vu ses échanges avec les handicapés mentaux, les moqueries réciproques, ça nous a rassurés. Cette approche sans pathos, ça nous a plu", raconte Thierry Van Hasselt.
"Ben oui, on se considère comme des collègues de travail, comme des amis, alors je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas se s'envoyer des vannes, comme tout le monde. D'autant qu'on est belges…", sourit Anne Françoise Rouche, qui précise qu'elle n'aime pas du tout qu'on infantilise les handicapés mentaux, "les confronter à la réalité, c'est la meilleure manière de les respecter", insiste-t-elle.
"On a beaucoup travaillé à la "S" avec eux sur cette idée qu'on ne va pas applaudir ou exposer chaque dessin ou peinture qu'ils produisent. On a la même exigence qu'avec n'importe quel artiste, en expliquant bien que quand on juge une œuvre, on ne juge pas une personne", dit-elle.
"Le travail avec les artistes de la "S" Grand-Atelier a complètement bouleversé notre pratique artistique"
Et c'est ainsi que démarre l'aventure des résidences entre les artistes de la "S" et des auteurs de BD. L'équipe constitue des binômes et la première expérimentation, prévue pour une durée de 15 jours, est lancée en 2007. "Sauf qu'au bout de 15 jours, on s'est emballés, la plupart des participants n'ont pas voulu s'arrêter, on a prolongé la résidence", se souvient Thierry Van Hasselt. ."Le travail avec les artistes de la "S" Grand-Atelier a complètement bouleversé notre pratique artistique", confie le dessinateur, "cela a ouvert des nouveaux champs d'exploration", insiste-t-il.Depuis l'aventure n'a cessé de grandir. Les résidences se sont succédées. "Et on a eu envie de faire des livres avec ça", explique Thierry Van Hasselt. C'est donc ce travail qui a donné naissance à la plateforme éditoriale "Knock Outsider", qui associe la maison Frémok et la "S" Grand-Atelier.
"L'exposition montre les œuvres des binômes, mais aussi des individualités, sans alter égo, comme Joseph Lambert, qui travaille seul", explique Erwin Dejasse, commissaire de l'exposition, spécialiste de BD et d'art brut.
"Pour Joseph Lambert, par exemple, une collaboration aurait été impossible. C'est un vieil ardennais un peu bougon. En regardant son travail, on peut se demander : BD ou pas BD ? Pour cette exposition, on a vraiment réfléchi à ce qui pouvait faire sens dans un festival de BD comme Angoulême", explique Erwin Dejasse.
"Dans les oeuvres de Joseph Lambert, on peut observer un travail sur les séries, et avec l'émergence de la BD abstraite ces dernières années, son travail trouve une place. Le paradoxe, c'est que ses œuvres sont abstraites, alors qu'il dit qu'il raconte sa vie. C'est une autobiographie dont le sens reste impénétrable. C'est certain qu'une exposition comme celle-là n'aurait pas été possible il y a 25 ans. Mais avec le développement de la BD alternative, toutes ces formes d'expression ont leur place dans BD d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas ici de nier le handicap, mais de mettre en lumière des parcours différents, qui ouvrent des champs d'exploration", conclut-il.
"On a bon ! "
Et c'est ce que Marcel et Thierry expérimentent depuis trois ans, avec la ville de Marcel. "Il n'y a plus d'un côté Marcel qui construit sa ville et de l'autre moi qui dessine", explique Thierry Van Hasselt. "La ville de Marcel, c'est devenu notre véhicule, une passerelle entre les mondes, et c'est ça qui me permet dans l'album, avec ces jeux d'échelle, de passer du monde imaginaire de Marcel, à son quotidien. Il est en train de boire le thé avec Saint Nicolas, et puis son bus arrive, et le ramène au foyer", explique le dessinateur, qui met en scène Marcel dans ses propres inventions."C'est grâce à sa ville aussi que l'on voyage. Sa ville a été exposée à Paris dans la Galerie Agnès B, au musée Vasarely à Aix, à Genève, maintenant à Angoulême, ensuite elle ira à Bruxelles… Et chaque fois, Marcel Schmitz se nourrit des lieux où l'on passe. C'est une œuvre qui ne s'arrête jamais de grandir", explique Thierry Van Hasselt. Marcel lui attrape la main : "Thierry !"
"C'est une manière pour Marcel de s'émanciper de son statut de personne handicapée, de changer le regard aussi de ses proches, et d'être heureux", confirme Anne-Françoise Rouche. Et quand Marcel est heureux, il dit "On a bon".
Tout le monde s'installe devant la ville pour faire une photo. "On est foutus, on mange trop", déclare Marcel, avant de se mettre à chanter à tue-tête, trônant sur FranDisco.
Exposition "Knock Outsider Komiks", à l’Hôtel Saint-Simon d’Angoulême, du 26 au 29 janvier 2017
"Vivre à FranDisco", Marcel Schmitz et Thierry Van Hasselt (Frémok – 176 pages – 24 €)
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