Angoulême : comment deux petites maisons d'édition indépendantes, 2024 et Exemplaire, font bouger les lignes de la bande dessinée
Ce vendredi matin aux Halles d'Angoulême, entre le marchand de légumes et l'étale du boucher, des festivaliers poireautent. "On vient pour la dédicace de Boulet", lâche Valentin, un livre sous le bras. "On a vu sur l'Instagram d'Exemplaire que la dédicace avait lieu ici, alors on est là", ajoute le jeune homme.
Exemplaire, c'est la nouvelle maison d'édition lancée par l'autrice et dessinatrice Lisa Mandel, il y a un peu plus d'un an. "On a installé notre stand ici parce qu'on s'y est pris un peu tard, et puis un emplacement au Nouveau monde, c'est minimum 2000 euros… Mais bon tous les soirs il faut remballer et il fait un peu froid ! L'année prochaine, on aura notre stand au Nouveau monde", promet Félicie Guinot, la distributrice d'Exemplaire à Boulet, qui dédicace en manteau et écharpe, "entre les blettes et les côtes de porc", s'amuse Sandrine Deloffre, une autre autrice en dédicace.
"Vendre un livre qui n'existe pas encore"
La jeune maison d'édition Exemplaire ne se singularise pas seulement par l'organisation impromptue de dédicaces dans des lieux incongrus. "Chez nous, les auteurs et les autrices touchent 40 % sur la vente du livre", avance Lisa Mandel, là où les autres maisons rémunèrent à 8% ou 10%. Sa méthode ? Prévendre le livre dans une campagne de crowdfunding d'une durée d'un mois, avant même que le livre soit fait. "Parfois le projet est bien avancé, mais il arrive qu'on lance un livre alors qu'il n'y a encore que quelques pages", explique l'éditrice.
"Il ne faut pas grand-chose pour lancer le projet. Si 500 personnes préachètent, c'est suffisant pour faire le livre, et à partir de 1000 euros ça commence même à devenir confortable"
Lisa Mandel, éditrice (Exemplaire) et autriceà franceinfo Culture
Comment s'y prend-elle pour faire acheter un livre qui n'existe pas encore ? "On s'appuie sur la communauté de l'auteur, ou de l'autrice, qui fait lui-même sa communication", explique Lisa Mandel. La plupart des auteurs que la maison édite ont déjà une large communauté de lecteurs. Avoir un nombre suffisant de followers est d'ailleurs une des conditions sine qua non pour espérer faire un livre chez Exemplaire. "On mise sur la "fanbase", sur les lecteurs fidèles de l'auteur pour rendre la création possible", explique Lisa Mandel. Pendant la campagne de crowdfunding, les livres sont vendus avec des goodies, de la simple dédicace à l'adjonction d'un original, ce qui fait monter les prix, et augmenter le montant du pactole nécessaire à la fabrication du livre.
"J'étais dans la configuration idéale", confie Boulet, un auteur qui s'est fait connaître d'abord sur les réseaux sociaux. "Je vous donne combien sur ce livre que je viens d'acheter ?", lui demande un lecteur à qui il dédicace Rogatons, un livre qui rassemble les chroniques de son quotidien d'abord postées sur Instagram, et qui s'est écoulé à plus de 10 000 exemplaires. "Avec ce système, on enlève tout un tas d'intermédiaires, et donc ça va directement du producteur (moi), au lecteur (toi), donc sur ce livre qui coûte 18 euros, je dirais que tu m'as directement donné 8 ou 9 euros", répond Boulet au lecteur curieux.
"Juste répartition"
"Avec ce système, tout le monde est rémunéré à la tâche, avec un pourcentage sur les ventes, de la création à la fabrication, en passant par la distribution, la correction, la communication. L'auteur peut prendre en charge toutes les tâches qu'il souhaite, et dans ce cas il augmente le pourcentage de ses droits, mais il peut aussi choisir de déléguer", explique Lisa Mandel.
"Ce qui me plaît, dans ce système, c'est la juste répartition entre toutes les personnes qui interviennent dans le processus", confirme Anouk Ricard, qui a publié chez Exemplaire son livre Animan, en sélection officielle à Angoulême. "Bon pour moi qui suis plutôt une autrice de librairie, c'était un peu difficile de me vendre, de relancer les acheteurs potentiels, j'avais un peu l'impression de forcer la vente. Mais j'ai appris quand même des trucs en faisant la campagne de crowdfunding", assure l'autrice.
"C'est intéressant cette nouvelle façon de faire un livre, et c'est aussi très agréable de tout superviser, la fabrication, le choix du graphiste, faire tout de A à Z avec l'aide d'une structure, qui vous épaule dans toutes les étapes du processus"
Anouk Ricard, autrice de bande dessinéefranceinfo Culture
"Et puis on a un outil à notre disposition qui permet de voir en temps réel les ventes. Chez les éditeurs classiques, on n'a jamais ce genre d'information", se réjouit l'autrice. "C'était un des objectifs de ce projet", complète Lisa Mandel, "savoir où va l'argent".
"Une autre expérience"
Petit caillou dans ce modèle économique qui semble "idéal" : les libraires, un brin évincés du dispositif. "C'est vrai qu'au départ ça m'a un peu dérangée", note Anouk Ricard. "On y travaille", assure Lisa Mandel.
"C'est vrai que les libraires sont réticents, mais ce qu'on essaie de leur expliquer, c'est que d'abord ceux qui achètent en ligne ne sont pas ceux qui achètent en librairie. Et puis on essaie de les convaincre de commander nos livres même si ça leur demande un peu plus de travail, en leur expliquant comment ce système rémunère mieux les auteurs. Ils y sont sensibles"
Lisa Mandel, éditrice (Exemplaire) et autriceà franceinfo Culture
Boulet et Sandrine Deloffre affirment d'ailleurs qu'ils n'ont aucunement l'intention de quitter leurs éditeurs traditionnels. "C'est parfait pour des livres très perso, un peu hybrides, mais j'adore travailler avec Dargaud, et je continuerai à le faire. Mais sur certains projets, c'est un bon compromis entre l'auto-édition et l'édition traditionnelle", confie Sandrine Deloffre. "Je suis indépendant, je travaille déjà avec plusieurs éditeurs, et je continuerai à le faire", confirme Boulet. "C'est une autre expérience", souligne Anouk Ricard, qui dédicace un autre livre à Angoulême sur le stand d'un autre éditeur indépendant, 2024, aux méthodes plus traditionnelles.
"L'œuvre, c'est le livre"
Installée sous le chapiteau du Nouveau Monde au milieu d'une kyrielle d'éditeurs indépendants, 2024, la maison d'édition d'Olivier Bron et Simon Liberman, est née en 2010 des cendres d'un collectif de fanzines qu'ils avaient montés aux Arts déco de Strasbourg. À rebours d'Exemplaire et ses airs de startup éditoriale à la réussite fulgurante, 2024 s'est construite petit à petit.
"Au départ, on pensait publier un ou deux livres par an, en gardant du temps pour nos projets, et puis on a trouvé rapidement un diffuseur, on avait jamais imaginé que ça allait devenir aussi grand, et la maison nous a vite occupés à plein temps", se souvient Olivier Bron. "Mais nous avons toujours voulu rester cohérent avec notre envie de départ. Pour nous, en bande dessinée, l'œuvre, c'est le livre, et tout ce qui précède, c'est un travail préparatoire", confie Olivier Bron. "Donc on s'est toujours préoccupés des enjeux de fabrication. Pour chaque projet, on se questionne sur l'objet livre que veut construire l'auteur autour de son œuvre", poursuit l'éditeur.
"On s'est construits de manière un peu organique, petit à petit, et il a fallu attendre dix ans avant de pouvoir se sortir un salaire"
Olivier Bron, Editeur (2024)à franceinfo Culture
"Au départ, on a publié beaucoup de premiers albums, et la maison a grandi avec ces auteurs, comme Simon Roussin, et maintenant d'autres auteurs plus connus viennent vers nous, comme Jérémie Moreau, par exemple, avec qui on a fait Le discours de la panthère", remarque Olivier Bron.
Aujourd'hui, la maison compte huit salariés, dont la moitié à plein temps, mais continue à publier sobrement 12 livres par an. En 2019, Olivier Bron et Simon Liberman ont lancé 4048, un "prolongement de 2024 adressé à la jeunesse", avec le même souci d'apporter à chaque publication un soin particulier.
Un rapport à la rentabilité "différent"
"On aime bien travailler sur les couleurs par exemple", explique OIivier Bron. "Les machines qui existent aujourd'hui sont capables d'offrir des possibilités plus larges que la quadrichromie, donc on travaille avec des pantones, en imprimant les livres soit en cinq couleurs, soit en remplaçant une des quatre couleurs. Cela permet d'ajouter du fluo, ou bien des couleurs or, argent, ou des couleurs plus denses, plus surprenantes, et cela offre d'autres expériences de lecture. On travaille aussi sur les papiers, les effets de matières", explique Olivier Bron. "Alors oui c'est plus cher, mais c'est un peu une idée reçue de croire que les gens ne vont pas acheter le livre s'il coûte deux euros de plus. Si le livre est beau, le lecteur est prêt à payer un peu plus cher", constate l'éditeur.
"Et puis on peut se le permettre là où les gros éditeurs ne vont pas le faire parce qu'on a sans doute un rapport à la rentabilité différent", estime Olivier Bron.
"Ce qui nous intéresse avant tout, c'est de consacrer à chaque livre le temps qu'il mérite".
Simon Liberman, éditeur (2024) et auteur de bande dessinéeà franceinfo Culture
"Porter une œuvre que personne n'attend jusqu'au lecteur nécessite des relais. Et pour nous, les libraires sont le socle sur lequel nous nous sommes construits", affirme Olivier Bron. "Contrairement aux réseaux sociaux qui formatent la création, le livre reste l'espace le plus libre, et la librairie est encore, il me semble, le lieu le plus évident de la circulation des idées", estime Simon Liberman.
"Il ne s'agit pas d'être en concurrence avec les autres maisons indépendantes, au contraire, je pense que vous avons intérêt à collaborer, pour défendre notre travail, en essayant par exemple d'inciter les libraires à installer des rayons BD indépendante. Nous avons beaucoup d'échanges les uns avec les autres, notamment à travers le syndicat des éditeurs alternatifs", conclut Olivier Bron.
"Reconnaissance tardive"
"Le paysage éditorial de la bande dessinée a beaucoup changé, avec un élan encore plus fort ces dernières années", rappelle Julien Misserey, directeur artistique du festival de bande dessinée d'Angoulême, qui consacre plus de 1500 mètres carrés à la bande dessinée indépendante sous la tente du Nouveau Monde. "Il y a toujours eu des gens qui faisaient des choses expérimentales, à la marge, qui ont joué un rôle majeur dans l'évolution de la bande dessinée, mais ils n'étaient pas aussi visibles", poursuit-il.
"Mais aujourd'hui, pour mesurer cette évolution, il n'y a qu'à observer la production des grandes maisons d'édition, qui se sont emparées des codes de cette BD indépendante, à tel point que parfois quand on entre dans une librairie, on ne sait plus très bien qui fait quoi."
Julien Misserey, directeur artistique du festival de bande dessinée d'Angoulêmeà franceinfo Culture
"On voit bien à travers les ventes, mais aussi à travers les sélections et les prix, que ces petites maisons indépendantes sont aujourd'hui reconnues, une reconnaissance tardive, certes, mais une reconnaissance bien réelle" assure le directeur artistique. "Le fait qu'un festival populaire, grand public, familial, comme Angoulême, soit prescripteur de cette bande dessinée indépendante, que des maisons comme Ça et Là, L'employé du mois, Exemplaire, 2024, Atrabile, etc. aient plusieurs livres en sélection officielle, c'est un vrai signe de reconnaissance", se réjouit Julien Misserey.
Le Nouveau Monde au Festival de bande dessinée d'Angoulême
Place de New York à Angoulême (Charente)
Du 26 au 29 janvier 2023
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